Noir Tango
suis donc démis de mes fonctions que l’on semblait ne
m’avoir confiées que pour m’empêcher de les exercer. » Depuis son départ, la
France s’enlisait dans des querelles de partis ; le bel idéal de la
Résistance n’avait pas survécu longtemps à la fin de la guerre. Dans un mois, ce
serait Noël, un Noël au soleil. Retrouverait-elle jamais la joie des Noël d’antan ?
Un regret enfantin l’envahit. Elle s’agita sous le séchoir. Le coiffeur, un
bellâtre gominé qui ne parlait pas un mot de français, vint la délivrer.
Pour la première fois, Léa s’ennuyait à bord.
Elle craignait de retrouver Rik Vanderveen pour le dîner et plus encore le
rendez-vous tardif de Daniel.
Contre toute attente, le dîner fut gai. Invitée
avec Rik à la table du commandant, elle fit la connaissance d’une jeune
Argentine qui travaillait à la radio de Buenos Aires. Dans un français
approximatif, la ravissante Carmen Ortega raconta avec humour ses démêlés avec
la femme du président argentin, Eva Duarte. Pendant quelque temps, elles
avaient partagé un appartement de la calle Posadas, jolie rue ombragée, mais
s’étaient séparées après maintes querelles à propos de leurs amants. Eva était resentida [17] , elle l’avait prouvé à maintes
reprises. Coquette, envieuse, elle voyait en toute femme une rivale. Elle
jouait volontiers la petite fille pour attendrir son entourage. Carmen raconta
la rencontre entre Eva et Perón à Luna-Park et comment elle avait évincé la
belle actrice Libertad Lamarque. Mince, brune au corps parfait, Carmen Ortega
avait un don inné de mime. À la fin du repas, les deux jeunes femmes étaient
amies.
Il était près de
deux heures du matin quand Léa regagna sa cabine. Elle venait à peine d’arriver
que l’on frappa à sa porte.
— C’est Daniel, ouvrez.
Précipitamment, le jeune homme entra.
— Amos et moi avions raison, Barthelemy
et Jones sont des nazis en fuite et des pires ; l’un était médecin au camp
de Buchenwald, l’autre adjoint du commandant du camp de Dachau. Ils se nomment
Adolf Reichman et Maurice Duval.
— C’est un nom français.
— Oui, la famille était originaire de
France. L’ancêtre est arrivé en Autriche XVII e siècle.
— Et Rik Vanderveen ?
— Nous n’avons rien trouvé sur lui, il
semble bien être hollandais, ses papiers sont en règle. Nous en saurons plus à
Buenos Aires. De votre côté, vous n’avez rien appris de nouveau ?
— Non. Demain, je vais à terre avec lui.
Je vais l’observer attentivement.
— Redoublez de prudence, Barthelemy et
Jones se méfient. Ils ont fait prendre des renseignements sur vous.
— Et vous, vous n’avez pas été repérés ?
— D’une certaine manière, si, mais c’est
ce que nous voulions. Deux passagers de seconde croient que nous sommes
allemands et que nous fuyons l’Europe. Bien sûr, nous faisons tout pour qu’ils
croient le contraire tout en commettant quelques petites imprudences. Ils sont
en rapport avec vos deux voisins de table. À l’arrivée, il faudra absolument éviter
que l’on nous voit ensemble, ce serait dangereux pour vous et pour nous. Pour l’instant,
par chance, personne n’a remarqué que nous nous connaissions et notre escapade
à Lisbonne est passée inaperçue. Je ne pense pas que nous nous revoyions avant
l’arrivée sauf en cas d’extrême urgence. Nous savons où vous joindre, attendez
de nos nouvelles.
Ce fut sans
plaisir que Rik Vanderveen servit de « chaperon » aux nouvelles
amies qui découvraient avec émerveillement les immenses plages de Rio, ses rues
animées, ses boutiques de luxe. Pour Léa, ce luxe, cette profusion après la
disette de l’Europe paraissaient sortir d’un rêve. Elle remarqua à peine la
misère des favelas entrevues au cours d’une promenade en taxi tant les
Brésiliens étaient gais et souriants. Elles remontèrent à bord les bras chargés
d’emplettes.
Pendant tout le reste du voyage, elles ne se
quittèrent pas, au grand agacement de Vanderveen, et se promirent de se revoir
à Buenos Aires.
Le bateau accosta
à 7 heures du matin le lundi 16 décembre. Le temps était nuageux et frais. Une
voiture attendait Léa. Le chauffeur, qui venait de la part de Victoria Ocampo, lui
dit que celle-ci avait dû se rendre à Mar del Plata pour quelques jours et qu’elle
la priait de l’en excuser. Elle lui avait réservé une chambre au « Plaza hotel » dont le directeur était de ses
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