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Noir Tango

Noir Tango

Titel: Noir Tango Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Régine Deforges
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place qu’il
occupait dans la bibliothèque paternelle. Enfant, elle était la seule à aider
son père à ranger les livres. Plus tard, elle avait commencé à les lire en
partant de la première lettre de l’alphabet. C’est ainsi qu’elle avait lu
plusieurs romans d’Edmond About : Maître Pierre , sur l’assèchement
des Landes, Le Roi des montagnes, et L’homme à l’oreille cassée … Les
dix-huit volumes des Mémoires de la duchesse d’Abrantès, Les Poésies
philosophiques de Louise Ackermann, Irène et les eunuques de Paul
Adam. Dans les B, après avoir dévoré Les Époux malheureux puis Les
Amants malheureux de Baculard d’Arnaud, elle s’était jetée sur Balzac et
avait lu La Comédie humaine avec gourmandise. De Constant elle avait
aimé Adolphe et de Farrère, Fumée d’opium  ; sans oublier
Delly, Corneille. C’est à la lettre F qu’elle s’était arrêtée de lire dans l’ordre
alphabétique de la bibliothèque de son père et avait puisé, au hasard de son
inspiration, dans les M, ce qui avait amené Mauriac et Montaigne, dans les R, Rimbaud
et Paul Reboux… Quand on s’étonnait qu’elle puisse passer ainsi de Paul Bourget
à Voltaire, elle répondait, agacée : « Ce sont des livres. » Car
pour elle, en ce temps-là, la lecture était avant tout un dépaysement, une
évasion. Le style, le sujet, l’époque n’avaient pas d’importance, seul existait
le plaisir de la lecture, de la découverte. Ce n’est que bien des années plus
tard qu’elle fit la différence entre la bonne littérature et l’autre – mais
jamais elle ne voulut renier celle-ci.
    — … Pour que quelque chose soit
vraiment écrit, on doit l’écrire corps et âme et on ne sait pas ce que cela
peut donner comme résultat…
    Qui disait cela ? Léa sursauta, semblant
émerger d’un rêve.
    — Eh bien, Léa, où étiez-vous ? Perdue
dans vos pensées ?
    — Je pensais à mon père et aux livres
que j’ai aimés.
    Elle dit cela comme quelqu’un réveillé d’un
songe. Pendant ces quelques instants d’absence, elle s’était évadée loin de l’Argentine,
des rues sombres évoquées par le poète, de cette somptueuse maison, de ses
hôtes diserts et cultivés, des menaces rôdant autour de ses amis, du souvenir
de Laure morte… Elle revenait à regret mais apaisée.
    — Si vous le permettez, Victoria, je
vais me retirer, je tombe de sommeil. Vous ne m’en voulez pas ?
    — Non. Nous devons vous paraître bien
ennuyeux avec nos péroraisons sur la littérature.
    — Ne croyez pas cela, mais en vous
écoutant je sens toute mon ignorance.
    Elle ne remarqua pas la brève lueur d’intérêt
qui s’alluma dans les yeux myopes de Borges.
    Le lendemain, Victoria
Ocampo la déposa rue Florida devant le « Jockey Club ». Sans se
presser, Léa remonta la rue vers le « Plaza » en regardant les
vitrines. Il faisait chaud, les femmes étaient vêtues de courtes robes fleuries,
les hommes les regardaient, l’air avantageux, sirotant le maté ou fumant de
courts cigares noirs. Léa était l’objet de regards appuyés, de propos qu’elle
devinait canailles, de frôlements indiscrets. Cela ne lui déplaisait pas, c’était
comme un hommage de la rue tendu à sa beauté. Les désirs qu’elle pressentait
excitaient le sien ; dans quelques instants, elle serait dans les bras de
l’homme qu’elle aimait, le reste n’avait pas d’importance. Elle s’arrêta
longuement devant un magasin qui présentait des « modèles de Paris » ;
cet ensemble vert bordé de blanc était ravissant, quant à cette robe bain de
soleil à rayures multicolores, vraiment très jolie mais… ce visage reflété près
de la jolie robe ?… Pourquoi cette angoisse ?… il y avait de la haine
dans le regard de l’homme fixé sur son reflet… elle se retourna… L’homme eut l’air
surpris et recula puis, sans la lâcher du regard recula, se retourna et partit
rapidement. Il passa devant le siège du journal La Nacion et
bouscula un passant qui lisait les feuilles imprimées exposées à l’extérieur. Ce
fut très bref, mais Léa eut le temps de reconnaître monsieur Barthelemy. Les
deux hommes se perdirent dans la foule.
    Le temps semblait moins beau, les boutiques
moins attrayantes, la rue moins gaie, recelant des dangers. Léa se retint de
courir. Pour la première fois depuis qu’elle était à Buenos Aires, elle ne s’arrêta
pas pour admirer les bouquets du magnifique magasin de fleurs

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