Noir Tango
la
voix d’Hugo del Carril.
— Après-demain, je reçois Alberto
Castillo, c’est un des grands du tango lui aussi. Assieds-toi, je n’en ai pas
pour longtemps. Aide-moi pour ma robe.
Carmen enjamba la robe et apparut dans une
courte combinaison de soie rose ornée de dentelle noire. Ainsi, elle était
ravissante.
— Hier soir, après ton départ, le
général Velazco m’a posé des tas de question sur toi : depuis quand je te
connaissais, de quoi avions-nous parlé, etc. Je ne savais pas trop quoi lui
répondre. J’espère pour toi que tu es en règle et que tu ne connais ni
communistes ni étudiants.
— Des étudiants ?
— Oui, beaucoup sont antipéronistes. À Cordoba
il y a eu des manifestations contre Perón, la police a arrêté plusieurs d’entre
eux.
— Je ne connais personne ici, à part
toi et Victoria Ocampo.
— Moi, ce n’est pas grave, on me
considère comme une petite actrice sans importance. Victoria Ocampo, c’est plus
embêtant : elle et ses amis sont très surveillés.
— Pourquoi ?
— Victoria appartient à l’aristocratie
argentine. Comme beaucoup de porteños elle est antipéroniste. Tu
comprends, che ?
— Oui, je crois. Mais toi, tu es quoi ?
Carmen lança un regard appuyé à sa nouvelle
amie et dit d’un air hésitant :
— Che … la politique, tu sais, ça
ne m’intéresse pas beaucoup. Comme toutes les femmes, je n’y comprends rien, je
laisse les hommes s’en occuper, cela a tellement l’air de les amuser. Ce n’est
pas comme ça en France ?
— Oui, si on veut… mais en France nous
avons maintenant le droit de vote.
— Pas encore en Argentine, mais la
belle Eva s’est donné pour mission de « sauver les femmes, de leur montrer
la voie », elle, « simple femme du peuple ».
— Tu veux dire qu’Eva Perón est
féministe ?
— Che ! Surtout pas, pour
elle les femmes sont toutes de possibles rivales, mais elle a senti, à moins
que ce ne soit Perón, qu’il y avait là une force immense, qu’elle essaie de mettre
au service de Perón. Comme elle le dit, elle n’est ni vieille fille, ni d’ailleurs
assez laide pour jouer ce personnage créé par les suffragettes anglaises, ce
personnage type de femme qui ne conçoit le féminisme que comme une sorte de
revanche et dont la vocation première semble être celle d’ordinaire réservée
aux hommes. Elle trouve que l’immense majorité des féministes du monde entier
constitue une curieuse espèce de femmes. Je partage assez son avis. Et toi, qu’en
penses-tu ?
— Pas grand-chose, je ne me suis jamais
posé la question. Il me semble qu’étant femme on est forcément féministe. Je ne
me suis jamais sentie en opposition aux hommes, je me sens capable de faire les
mêmes choses qu’eux, ni mieux ni plus mal. Pendant la guerre les femmes ont eu
à prendre des décisions souvent difficiles, certaines se sont battues comme les
hommes, beaucoup ont risqué leur vie pour sauver des enfants juifs ou des
aviateurs anglais. À ce moment-là, on ne se posait pas tant de questions, on
faisait ce qu’on pensait devoir faire.
— Chez nous, c’est plus compliqué, la
mentalité des hommes est très macho, nous n’avons pratiquement aucun
droit, nous sommes sous la tutelle de nos pères, de nos frères et de nos maris.
Eva l’a très bien compris, qui encourage les femmes à être indépendantes
économiquement sans pour autant renoncer à leur féminité. Les Argentines la
suivent assez bien là-dessus. Quand elle leur dit que la mère de famille est en
marge de toutes les assurances, qu’elle est le seul être au monde à travailler
sans salaire ni garantie de respect, sans horaire ni dimanche, sans vacances ni
repos d’aucune sorte, sans indemnité de renvoi ni possibilité de grève, on l’acclame.
Elle a été jusqu’à suggérer que la nation paie un salaire aux mères, salaire
qui proviendrait des revenus de ceux qui travaillent, y compris les femmes…
— Ce n’est pas une mauvaise idée.
— Je le pense aussi. Tout n’est pas à
jeter dans la politique du parti unique de la révolution.
— Qu’est-ce qui l’est ?
— Je t’expliquerai plus tard. Je te
raccompagne au « Plaza ». Tu m’invites à prendre un verre ?
— Avec plaisir.
21.
— Pardonnez-moi, chère petite amie, de
ne pas avoir été là lors de votre arrivée, mais des affaires importantes m’appelaient
à Mar del Plata. Bien entendu, vous venez vous installer à San
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