Noir Tango
jeunes filles qui semblaient sous le charme.
— La voilà, fit Guillermina.
Il se retourna avec nonchalance. Le climat
argentin lui réussissait ; le bronzage faisait ressortir ses yeux clairs
et accentuait son air animal. À la façon dont ils se regardèrent, toutes se
rendirent à l’évidence : ces deux-là s’aimaient. Cette manière impudique
qu’ils avaient de prendre possession l’un de l’autre ! Tavernier se rendit
compte qu’ils étaient devinés, cela pouvait être dangereux, mais aussi, comment
faisait-elle pour être aussi désirable ? À chacune de leurs rencontres, elle
était plus belle ! Il faillit éclater de rire devant les mines déçues des
jeunes filles quand ils se serrèrent la main comme de vieux copains. Déception
accrue quand Léa demanda :
— Comment va ta femme ?
— Très bien, elle m’a chargé de toutes
ses amitiés.
— Vous avez sûrement des tas de choses
à vous raconter, nous vous laissons, dit Mercedes. Venez, vous autres.
François et Léa attendirent qu’elles se
fussent suffisamment éloignées pour laisser éclater leur hilarité. Un serveur s’approcha.
— Que veux-tu boire ?
— Un naranja bilz.
— Dos , par favor ! [25]
— Muy bien, señor [26] .
— Je suis heureuse que tu sois là. Que
fais-tu ici, où est Sarah ?
— Moi aussi, je suis heureux de te voir.
J’avais rendez-vous à Mar del Plata avec des Chiliens. Après leur départ, j’ai
entendu ces filles dire qu’elles t’attendaient, je leur ai dit que je t’attendais
également. Sarah est rentrée à Buenos Aires.
— Pourquoi n’es-tu pas venu à la villa
Victoria ?
— J’y serais venu si je ne t’avais pas
rencontrée. Je dois rentrer immédiatement pour Buenos Aires. Daniel a disparu.
— Daniel ?…
— Oui, depuis trois jours. La dernière
fois qu’on l’a vu, c’était à l’« A.B.C », une brasserie fréquentée
par des nazis. Amos et Uri sont sur une piste par l’intermédiaire d’un
journaliste de La Plata Zeitung.
— Et Samuel ?
— Il est comme un fou. Quant à Sarah, elle
a eu confirmation de la présence de Rosa Schaeffer et de son assistante Ingrid
Sauter à Buenos Aires. Elles sont descendues à l’hôtel « Jousten » et
ne se déplacent que la nuit avec trois ou quatre gardes du corps.
— N’est-ce pas dans cet hôtel qu’était
Daniel ?
— Oui. La veille de sa disparition, il
m’avait fait part de son intention de quitter l’hôtel ; il ne s’y sentait
plus en sécurité.
— La police est au courant ?
— Plus ou moins. Hier j’ai vu le
général Velazco à l’ambassade de France. Il m’a demandé sur le ton de la
conversation si j’avais entendu parler de réseaux sionistes chargés de la
chasse aux nazis. Je ne suis pas sûr d’avoir réussi à le convaincre de mon
ignorance.
— Je rentre à Buenos Aires.
— Il n’en est pas question. Les choses
risquent de se précipiter. À Mar del Plata tu es moins en danger. À Buenos
Aires il règne un tel climat de suspicion que tu risquerais d’être inquiétée. Beaucoup
de gens sont arrêtés par la police péro-niste : des étudiants, des
communistes, des étrangers…
— Raison de plus pour être avec toi.
— Je t’en prie, Léa, n’ajoute pas à la
confusion. Si tu voulais vraiment m’être agréable, tu prendrais le premier
avion pour Paris…
— Tu ne m’aimes pas, sinon…
Il lui saisit le bras avec violence.
— Tais-toi, petite sotte, si je ne t’aimais
pas cela me serait bien égal que tu sois ici ou ailleurs. Mais je tiens à toi. Je
ne désespère pas que nous nous retrouvions un jour, tous les deux, loin de tout
ça. Reste à Mar del Plata auprès de Victoria Ocampo.
Il y avait une véritable supplication dans
sa voix. Léa en fut émue.
— Comme tu voudras.
— Oh ! merci, ma chérie, si tu
savais le poids que tu m’enlèves. Maintenant, je dois partir.
— Déjà ?…
— J’ai quatre cents kilomètres à faire
par des routes impossibles et l’on m’attend dans la soirée.
— Quand te reverrai-je ?
Il ne répondit pas mais le regard dont il l’enveloppa
faillit la précipiter dans ses bras. Tout son corps se rebellait contre l’effort
qu’elle faisait pour résister à ce désir. Elle lui abandonna une main tremblante
et molle.
— Je t’en prie… tu ne vas pas pleurer ?
Non, fit-elle de la tête, les yeux plein de
larmes.
Au fur et à mesure qu’il s’éloignait, il
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