Noir Tango
porte de sa chambre ; des veilleuses
éclairaient faiblement le couloir désert. La vaste demeure semblait dormir. Elle
hésita devant la porte de Guillermina… se dirigea vers l’escalier. C’est vrai
que le roi Salomon avait l’air terrible, il lui sembla qu’il la suivait d’un
regard réprobateur. Le rez-de-chaussée était plongé dans l’obscurité… pas tout
à fait ; sous une porte, à l’autre bout de l’immense salon, une faible
clarté… Léa s’avança en tentant d’éviter les meubles… tout à coup, la porte s’ouvrit,
elle eut juste le temps de se jeter derrière un canapé… Jaime sortit, laissant
la porte ouverte… De la pièce venait une forte odeur de cigare… Debout, des
hommes parlaient d’une voix étouffée. Non !… elle rêvait !… là, sur
le mur… un portrait et deux drapeaux !…, ce portrait ! ces drapeaux !…
ici !… Sarah et Samuel avaient raison !… Partout !… ils étaient
partout !… ils n’étaient pas morts !… un cliquetis de verres et de
bouteilles… Jaime revenait, poussant une table roulante chargée de boissons… la
porte se referma sur de discrètes exclamations de joie… Le bruit d’un bouchon
de champagne… le silence… Puis, claquant, vigoureux, sépulcral, maudit dans la
calme nuit argentine, un cri en chœur… Heil Hitler !…
23.
— Dépêchez-vous, Léa, nous vous
attendons, nous allons faire une promenade à cheval dans la pampa, criait
Guillermina à travers la porte.
— J’arrive…
— Pourquoi vous êtes-vous enfermée ?…
Je vous fais monter du thé… Faites vite, les hommes sont déjà partis depuis
longtemps.
Léa se leva précipitamment et écarta les
rideaux. Elle ferma les yeux, éblouie. Elle se jeta sous une douche froide… Peu
à peu, elle sentit son corps et son esprit se remettre à fonctionner… et dut se
retenir aux parois glissantes. Cette nuit ?… un cauchemar ?… elle se
laissa glisser le long du mur et, accroupie, se recroquevilla sous le jet… une
nausée… elle vomit… Des coups violents tambourinés à la porte la tirèrent de
son marasme. Péniblement, elle parvint à s’extraire de la cabine, à s’envelopper
d’un peignoir et, les cheveux dégoulinants, poussa le verrou.
— Oh !… qu’est-ce qui vous arrive ?…
vous nous avez fait peur !… Nous allions appeler quelqu’un pour enfoncer
la porte… Quelle mine vous avez !… vous êtes malade ?… Maman, maman, Léa
n’est pas bien !…
— Laissez, Guillermina, ce n’est rien. J’ai
mal dormi, c’est tout. Et j’ai très mal à la tête.
— Ça ne m’étonne pas, si vous vous
voyiez, vous êtes pâle à faire peur ! Vous avez sans doute trop bu hier
soir.
— Que se passe-t-il ? On me dit
que vous êtes souffrante, dit madame Ortiz en entrant en tenue de cheval, cravache
à la main.
— Oui, madame, mais ce ne sera rien. Si
vous le permettez, je resterai dans ma chambre…
— Et notre promenade ? fit
Guillermina, déçue.
— Surtout, ne changez rien pour moi. Allez-y.
Moi, je vais me reposer pour être en forme ce soir.
— Vous êtes certaine que cela ne vous
ennuie pas de rester toute seule ?
— Non Guillermina, merci, pas du tout. Amusez-vous
bien. Excusez-moi, madame.
— Mais non, je vais donner des
instructions pour qu’on vous prépare un repas léger. En attendant, prenez votre
thé.
— Merci beaucoup.
Après avoir bu
deux tasses de thé, Léa commença à se sentir mieux et à envisager un peu plus
clairement la situation : d’abord sécher ses cheveux, s’habiller, savoir
si c’était bien un corps qui était transporté hier soir et joindre François ou,
à défaut, Victoria Ocampo. Elle poussa la porte de la pièce à l’autre bout du
salon où, la veille, s’était déroulée cette terrifiante cérémonie. Une bibliothèque
aux boiseries sombres éclairées par de belles reliures ; plus de portrait
ni de drapeaux, seulement un endroit confortable et calme. Sur une table, un
téléphone… Léa décrocha : non !… elle n’avait point pensé que l’opératrice
ne parlait qu’espagnol !… Elle raccrocha avec rage. Errant dans la maison,
elle demanda aux domestiques d’obtenir pour elle le numéro : ils
secouèrent la tête d’un air navré.
Le soleil était haut ; un chapeau de
paille traînait sur un des fauteuils de rotin de la véranda. Léa le mit, traversa
la pelouse et rejoignit une allée qui filait entre les arbres. Elle
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