Noir Tango
Léa, que je vous montre votre
chambre, elle est près de la mienne, comme cela nous pourrons bavarder.
L’intérieur de la maison respirait le
confort et la richesse : de très beaux meubles de l’époque victorienne, de
sombres portraits d’ancêtres, d’élégantes statues de bronze et de somptueux
tapis. En haut de l’escalier menant à l’étage, une tapisserie du XVIII e siècle aux tons assourdis représentant le jugement de Salomon, attira l’attention
de Léa.
— Vous aimez ? demanda Guillermina.
Moi je la déteste. Quand j’étais petite j’avais très peur d’être attrapée par
le roi et qu’il me coupe en deux. À chaque fois que je passais devant, je
poussais de tels cris qu’on a fini par m’installer au rez-de-chaussée avec ma
gouvernante.
— Un jour, dit Jaime, je me suis
déguisé en roi Salomon, si vous l’aviez vue !… C’est tout juste si on ne l’a
pas rattrapée au lasso.
— Et toi, le jour où je m’étais glissée
sous un drap pour faire le fantôme, tu n’étais pas fier non plus.
— C’est vrai, mais c’était il y a
longtemps. Mais toi, avoue que tu as toujours peur du roi Salomon.
— Ce n’est pas vrai, fit Guillermina, rouge
de colère.
— Si, c’est vrai.
— Les enfants !… arrêtez de vous
chamailler. Que va penser votre amie ?… On dirait que vous avez huit ans, dit
madame Ortiz, debout en haut de l’escalier.
Penauds, le frère et la sœur haussèrent les
épaules en se lançant un regard noir.
C’était comme ça entre Laure et Françoise, pensa
Léa en souriant d’indulgence. Mais le souvenir de Laure effaça son sourire. Son
cœur se serra de chagrin. Attristée, elle se laissa en silence conduire à sa
chambre.
La pièce était belle, une vraie chambre de
jeune fille, au lit orné de rideaux de dentelle blanche, comme dans les films
hollywoodiens. Il y régnait une odeur de cire et de lavande. Comme à Montillac.
À nouveau, elle fut submergée de tristesse. Sa maison lui manquait. Que
faisait-elle ici, loin de ce qui était réellement sa vie ? Que
cherchait-elle ? Un mal-être profond l’envahissait ; dans sa tête
tout se heurtait comme un oiseau pris au piège, la confusion de son esprit la
faisait aller et venir dans la pièce, pauvre animal en cage !
Léa se réveilla en
sursaut, un mal de tête lui serrait les tempes. Quelle heure pouvait-il être ?…
il faisait très sombre.
La soirée s’était terminée tard dans la nuit.
Aprèsl ’asado, les gauchos avaient fait montre de leur adresse à
cheval, un chanteur avait entonné des airs mélancoliques puis Jaime et sa sœur
avaient voulu danser : samba, merenge, boogie-woogie s’étaient
succédé. Léa avait dansé comme une folle, se jetant à corps perdu dans le rythme.
Le maître de maison, Manuel Ortiz et Rik Vanderveen avaient souvent interrompu
leur conversation pour la regarder. Elle avait beaucoup bu aussi. Avec Jaime, elle
avait fait une démonstration de tango qui leur avait valu les applaudissements
de l’assemblée. Rik l’avait invitée pour un slow, elle avait aimé être serrée
contre lui et s’en était voulu. Une danse, passe encore, mais pourquoi
avait-elle accepté de le suivre dans le jardin et ne l’avait-elle pas repoussé
quand il l’avait embrassée ?… L’alcool, le manque d’homme ?… Léa se
leva dans le noir et se versa un verre d’eau qu’elle but lentement en écartant
les rideaux de la fenêtre. Tout était si calme… pas un bruit, pas une lumière. Cependant,
là-bas… un rond lumineux… quelqu’un avec une lampe… la lueur se rapprochait de
la maison… Trois ou quatre silhouettes d’hommes qui semblaient porter un paquet
encombrant… des chuchotements lui parvinrent… de l’espagnol… La lampe éclaira
un visage… monsieur Ortiz… que faisait-il ainsi, chez lui, avec des mines de
conspirateur ?… Un autre visage surgit brièvement de l’ombre… Rik
Vanderveen !… L’un des porteurs jura en allemand… Léa se rejeta en arrière,
saisie de peur… ce n’était pas possible, elle devait rêver… elle avait cru
reconnaître la voix de celui qui se faisait appeler Barthelemy… alors, l’autre,
c’était… Que faisait Ortiz avec des nazis notoires ?… Ce paquet ?… c’était
un corps !… les quatre hommes s’éloignaient… un bruit de moteur… au bout
de quelque temps des phares s’allumèrent… puis disparurent sous les arbres. Toujours
dans l’obscurité, Léa ouvrit la
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