Par ce signe tu vaincras
la gloire de la Résurrection, rayonnant de la joie de la Victoire. Et je Vous ai vu souffrant, plein de compassion pour ceux qui Vous avaient trahi et qui Vous suppliciaient.
J’ai pour la première fois, Seigneur, douté, en Vous voyant, de la justesse de notre guerre.
Ne la vouliez-Vous pas, puisqu’elle Vous faisait à ce point souffrir ? Allions-nous une nouvelle fois être vaincus par les fils du Prophète, et des milliers d’entre nous allaient-ils, comme moi jadis, subir la loi cruelle des infidèles, devenir leurs esclaves, le jouet de leur cruauté ?
J’en ai voulu au jeune homme qui s’agenouillait près de moi et me chuchotait qu’il avait sculpté Votre corps et Votre visage, qu’il se nommait Benvenuto Terraccini et était citoyen de la sérénissime république de Venise.
J’ai déversé sur lui mes reproches.
Notre Christ aurait dû brandir le glaive du châtiment et de la victoire. C’était un Christ combattant que nous voulions pour signe : Tu hoc signo vinces… Les larmes pouvaient-elles nous guider dans le combat contre les galères d’Ali Pacha ?
Benvenuto Terraccini a seulement murmuré que sa main n’avait été qu’un outil, qu’elle avait tenu le ciseau à bois mais qu’elle s’était dirigée seule, qu’il n’avait fait qu’obéir à cette volonté qui lui ordonnait de clore les yeux du Christ, de creuser de rides son visage, de laisser deviner le sillon des larmes, d’exprimer ainsi la souffrance et la compassion.
— Tu hoc signo vinces… Je ne doute pas, avait-il ajouté, que ce Christ et sa douleur nous conduisent à la victoire. Et je suis venu non pour pleurer, mais pour combattre.
Vico Montanari, le Vénitien avec qui je partageais le réduit qui, le long de la coque, vers la poupe, était réservé aux officiers, s’est alors penché vers moi.
— Dieu nous voit, a-t-il dit. Il veut notre victoire. Il sait aussi que beaucoup d’entre nous rougiront la mer de leur sang. Mais compassion n’est pas reddition.
Vico Montanari s’était redressé et avait contemplé la flotte rassemblée.
De chaque navire s’élevait un chant, une prière. Don Juan d’Autriche, notre général de la Mer, allait d’une galère à l’autre, saluant les capitaines, s’agenouillant quelques instants aux côtés des marins et des soldats, promettant aux galériens chrétiens la liberté s’ils combattaient courageusement. Il était prêt à les débarrasser de leurs chaînes et, quand la bataille serait engagée, à leur faire distribuer haches, épées et coutelas.
Plus tard, alors que les charpentiers et les gabiers agrippés aux cordages clouaient le crucifix à la pointe du grand mât de la Marchesa, Vico Montanari m’a longuement parlé.
C’était un homme maigre au visage étroit et osseux. Ses yeux bleus, qui semblaient percer sa peau mate, étaient presque cachés sous des sourcils noirs et touffus. Sa voix était sèche, ses phrases courtes, hachées par des silences, comme s’il avait hésité à poursuivre ou avait voulu que l’on pesât à leur juste poids chacun des mots qu’il avait prononcés.
Il avait commencé par se présenter. Il arrivait de la cour de France qu’il avait quittée malgré les objurgations d’Orlandi, l’ambassadeur de la Sérénissime, dont il était le conseiller le plus écouté. Il avait voulu rejoindre le vieux capitaine Veniero, l’un des proches de sa famille, être à ses côtés lors de cette bataille. Et, pourtant, il n’était pas homme à croire qu’elle provoquerait la chute de l’Empire ottoman. Il avait vécu dans de nombreux comptoirs vénitiens tout autour de la Méditerranée. Il avait représenté la République à Constantinople. Il parlait le turc. Il avait lu le Coran.
— Nous, Vénitiens, sommes les seuls chrétiens à connaître vraiment les infidèles. Ils ne peuvent plus nous abuser. Nous les avons vus vivre et prier. Nous savons comment ils tuent et comment ils jouissent de la souffrance de leurs victimes. Le roi de France, ses courtisans et même ses ambassadeurs auprès du sultan ignorent tout du plaisir qu’éprouvent les infidèles à faire le mal. Le roi François imagine qu’il va se servir des Turcs dans la lutte de son royaume contre celui d’Espagne. Il se trompe. Les infidèles le mèneront comme un cheval au manège. Ils sont retors, sûrs d’eux-mêmes comme nous ne le sommes plus. Notre religion se brise en deux : papistes contre huguenots.
L’Empire chrétien
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