Par ce signe tu vaincras
s’est mis à son tour à parler.
Mocenigo et Ramoin, les renégats, lui avaient confié depuis plusieurs mois que la jeune chrétienne blonde, la captive de noble famille française s’était convertie à l’islam et qu’elle régnait sur l’esprit de Dragut.
J’ai bousculé Spriano, l’ai injurié.
Pourquoi ne m’avait-il pas averti ? Pourquoi m’avait-il laissé, comme un aveugle, marcher vers ce puits noir, ce centre de l’enfer où j’étais tombé, dont le feu me dévorait la poitrine.
Il m’a pris aux épaules et m’a secoué avec une force, une colère dont je ne le croyais pas capable et qui me calmèrent.
L’aurais-je cru s’il m’avait dit cela ? a-t-il répondu.
Il avait essayé de me convaincre de renoncer à rencontrer Mathilde. L’avais-je entendu ?
J’ai confessé que j’aurais sans doute rejeté comme des calomnies les propos de Mocenigo et de Ramoin.
Mais, à l’instant où je disais cela, je me persuadais, malgré ce que j’avais vu et entendu, que la femme du patio n’était peut-être que l’une quelconque des épouses de Dragut qui ressemblait à Mathilde de Mons.
J’ai guetté l’approbation de Michele Spriano, mais il a secoué la tête. Je devais, a-t-il dit, en finir avec ces illusions.
Mathilde de Mons avait choisi, et elle seule aurait pu expliquer les raisons pour lesquelles elle s’était ainsi soumise.
Mais il n’était pas difficile de les imaginer. Il suffisait de penser à cette jeune fille qui, tout à coup, changeait de monde, était livrée à la cruauté de Dragut-le-Brûlé sans que personne ne pût la secourir.
Car Dieu, avait ajouté Michele Spriano en baissant la voix, Dieu restait bien silencieux. Chacun devait trouver en soi les forces de résister.
— Elle était si jeune, a-t-il encore murmuré.
Je me suis indigné.
J’ai répété que Mathilde de Mons, si c’était bien d’elle qu’il s’agissait, était la plus dévoyée des femmes. Putain et sorcière, luxurieuse et renégate, elle méritait le bûcher !
Tout à coup, je n’ai pu retenir les sanglots qui montaient dans ma gorge. C’était tout ce que j’avais ressenti pour elle depuis le premier jour où je l’avais vue et jusqu’à cette dernière nuit, c’était tout l’espoir et tout le désespoir que j’avais éprouvé, tous les rêves qu’elle m’avait inspirés, mes consolations, qui se changeaient en larmes et en lamentations.
Spriano m’a serré contre lui.
J’ai répété que je la maudissais, qu’elle était indigne, que je la tuerais de mes mains et vengerais ainsi tous les chrétiens que Dragut-le-Cruel, l’époux qui la comblait, faisait supplicier.
Spriano a murmuré qu’il fallait écouter ceux que l’on accusait et jugeait, qu’ils avaient le droit, comme tout homme, à notre compassion et à notre pardon.
Il m’a exhorté à implorer la Sainte Vierge Marie pour celle qui s’était égarée.
Je l’ai repoussé.
Je n’ai pas voulu, Seigneur, m’agenouiller et prier pour Mathilde de Mons.
17.
Les jours ont passé et Dragut-le-Brûlé s’est de nouveau assis dans son fauteuil pourpre, face à la potence.
Je ne le quittais pas des yeux. Il levait à peine la main et les bourreaux commençaient aussitôt à tenailler les chairs, à arracher la langue, à crever les yeux, puis à enfoncer lentement le pal rougi. Le sang coulait le long des jambes du malheureux qui, suspendu à la potence, se contorsionnait cependant que Dragut-le-Cruel, d’un hochement de tête, manifestait sa satisfaction, puis, en se levant, lançait une pièce d’or aux bourreaux avant de s’éloigner de sa démarche souple et balancée.
Je l’imaginais s’approchant de Mathilde de Mons. Il se glissait près d’elle, l’enlaçait de ses longs bras. Elle s’abandonnait à ce serpent. Elle prenait du plaisir à se livrer. Elle était celle par qui j’avais été chassé de mes rêves.
Elle avait succombé à la tentation et le feu brûlait dans ma poitrine.
Je portais l’enfer en moi.
Maudite soit-elle, l’épouse de Dragut, Mathilde la dévoyée, la perverse !
Que pouvais-je faire ?
Jour après jour, j’ai pensé à me précipiter sur Dragut, à devenir l’un de ces chiens enragés qui ne desserrent pas les mâchoires, encore accrochées à leur proie alors même qu’on les a tués.
Je me voyais, les dents enfoncés dans son cou, son sang me remplissant la bouche, ma haine enfin étanchée – et la mort simple et heureuse, donnée
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