Par le sang versé
Étranger était formé de 33 p. 100 d’Allemands, 7 p. 100 d’Espagnols, 6 p. 100 de Polonais, 5 p. 100 de Français, 5 p. 100 d’Italiens et 17 p. 100 de Suisses (la plupart des Français et beaucoup d’Allemands qui s’engageaient dans la Légion étrangère prétendaient être de na tionalité suisse). Mais ce qui différenciait ces hommes bien plus que leur nationalité et que leur mentalité, c’était la diversité de leur expérience militaire. Il y avait là de tout jeunes gens, presque des enfants qui venaient d’être transformés en soldats après quatre semaines d’une instruction hâtive à Sidi-Bel-Abbès ; d’autres, au contraire, étaient des militaires chevronnés, des vétérans de tous les combats du monde ; certains s’étaient affrontés sur les champs de bataille de la deuxième guerre mondiale.
Le 31 mars 1946, 1 740 légionnaires appartenant au 3 e Étranger quittent Marseille à bord du Johan de Witt, paquebot hollandais affrété par la France. Ils constituent trois bataillons placés sous le commandement du colonel Lehur.
La traversée du canal de Suez est marquée par la désertion du légionnaire Wrazzouk. Ce passage deviendra par la suite le lieu de prédilection des déserteurs. À chaque traversée d’un transport de troupes, des dizaines d’hommes sauteront par-dessus bord dans l’espoir d’atteindre la rive égyptienne à la nage. Vingt pour cent seulement y parviendront, les autres, surpris par les remous, périront noyés ou broyés. Wrazzouk fut le précurseur de cette série d’évasions téméraires. Il réussit à atteindre la terre. Plusieurs de ses compagnons qui l’observaient à la jumelle le virent s’écrouler, épuisé, sur la rive ouest du canal.
Dans la nuit du 20 au 21 avril, le Johan de Witt se trouve dans le détroit de Malacca. La veille, il avait fait escale à Sabang. Le paquebot glisse sur une mer d’huile. La nuit est superbe. À bâbord, on aperçoit les lumières de la côte. La ville de Kelang semble être à portée de voix, bien qu’une dizaine de kilomètres séparent le navire du rivage.
Il est près d’une heure du matin. Dans la cabine qu’il partage avec trois autres gradés, le sergent-chef Edwin Klauss est tiré brusquement de son sommeil. Aussitôt il se rend compte des raisons de son réveil en sursaut : les machines du navire ont changé de rythme, puis elles ont stoppé totalement tandis que sur le pont les haut-parleurs hurlent en hollandais d’incompréhensibles instructions.
Klauss est un grand diable sec d’une maigreur extrême. Son crâne rasé accentue les angles coupants de son visage. Ses yeux sont si clairs que parfois, au soleil, le bleu et le blanc se confondent. Dans les diverses compagnies de Légion qu’il a traversées depuis douze ans, il est resté célèbre pour son extraordinaire instinct de bête de combat.
Tandis que Klauss enfile son pantalon, Bianchini, à son tour, se réveille.
« Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? marmonne-t-il.
– Je n’en sais rien. Le bateau s’arrête et les Hollandais braillent. Je vais voir. »
Sur les deux autres couchettes, affalés, les sergents Favrier et Lantz dorment tout habillés. On les y a transportés moins d’une heure avant, ivres morts, conséquence de l’apparition d’une bonbonne de cinq litres de bols après l’escale de Sabang.
Klauss se dirige à grands pas vers l’échelle d’accès au pont des 2 e classe. Il est suivi de Bianchini qui, hébété, tente en marchant de mettre de l’ordre dans sa tenue. Le pont grouille de marins qui s’agitent. Trois d’entre eux manœuvrent un projecteur. Le commandant du paquebot est là, un haut-parleur autonome à la main. Klauss reconnaît un des marins et l’interroge en allemand. Le marin répond brièvement. Klauss hoche la tête, puis se tourne vers Bianchini.
« Trois rombiers qui ont cherché à tailler la route en sautant par-dessus bord. Les cons ! Pas une chance sur un million : le détroit est infesté de requins et la terre est à plus de cinq milles.
– Dans ce cas, je vais me recoucher », annonce Bianchini.
Le colonel Lehur et le lieutenant Mattei ont rejoint le commandant hollandais. Ils assistent en spectateurs à la manœuvre. Avec des gestes rapides et précis six marins s’affairent pour mettre un canot à la mer. Dans un grincement de palans, l’embarcation se rapproche de la surface calme de l’eau, puis à cin quante centimètres, elle est
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