Par le sang versé
l’amusement chez Charton qui acquiesce d’un signe. Un à un, les officiers viets s’approchent, s’inclinent, et lui serrent la main en déclarant simplement : « Colonel Charton. »
« Tout ceci est plutôt sympathique, déclare Charton à l’adresse de Faulque, dès que le dernier homme de l’étrange défilé s’est éloigné.
– Ne vous y fiez pas, mon colonel, ce sont des militaires. Tant que nous serons chez eux, tout demeurera parfait. Je tiens le tuyau de l’un des leurs. Méfiez-vous à partir du moment où ils ne vous appelleront plus par votre grade et où vous entendrez pour la première fois : « Camarade Charton ». Cela signifiera que vous serez entre les mains des politiques. À ce mo-ment-là la musique risque de changer.
– J’en prends note, Faulque, merci. »
À dix-neuf heures, sans explication, deux brancardiers se saisissent de la civière de Charton et l’emmènent d’un pas hâtif. Le colonel tente de comprendre, mais ses deux porteurs ne parlent pas ou feignent de ne pas parler un mot de français. Il a tout juste le temps de faire un signe d’adieu à Faulque.
Pendant près de six heures, sans prendre une seconde de repos, les deux petits porteurs progressent à une allure rapide et régulière. Par moments, ils courent presque, jamais ils ne secouent la civière, ils font jouer à leurs bras agiles les fonctions d’amortisseurs et de régulateurs, leur habileté stupéfie Charton. Il est près d’une heure du matin lorsque le trio parvient à un village.
Après sa libération, le colonel Charton a cherché à situer ses mouvements de captivité. Il ignore toujours s’il a commis des erreurs. D’après lui, en tout cas, le village auquel il parvint dans la première heure du 8 octobre, était Poma, situé sur la route coloniale 27, à trois kilomètres de la frontière chinoise.
On installe Charton dans une paillote entourée de quatre hommes en armes. Le colonel s’endort aussitôt. Il ne peut prendre qu’une heure de repos. À deux heures quinze, il est brutalement réveillé par un homme qui lui tend une tasse de thé avant de déclarer :
« Réveillez-vous, colonel, notre général désire vous parler.
– Votre général ?
– Le général Giap, votre vainqueur. »
Charton est intrigué. Il va rencontrer ce petit bonhomme dont on parle tant sans que personne l’ait jamais vu. Il est porté jusqu’à un petit bâtiment de pierre. Avant d’entrer, son accompagnateur fait arrêter les brancardiers et se penche à son oreille :
« Je vous recommande bien une chose, soyez très poli avec le général.
– S’il est poli avec moi, je serai poli avec lui », réplique Charton.
Dès qu’il est introduit à l’intérieur du petit bâtiment, Charton réalise qu’il s’agit d’une école, qu’il se trouve dans une salle de classe. Derrière les pupitres réservés aux élèves, une vingtaine d’hommes sont assis. Chacun a devant lui un cahier, à la main un crayon ; sur chaque encrier une bougie éclaire les pupitres. Sur l’estrade réservée au professeur, se tient un petit viet, encadré par quatre lumignons. C’est le général Giap. Sans se lever et sans la moindre formule de politesse, Giap se lance immédiatement dans un interrogatoire.
« Colonel Charton, pourquoi avez-vous évacué Cao-Bang ? »
Jetant un coup d’œil vers l’arrière, Charton aperçoit le troupeau attentif qui s’apprête à prendre des notes. Il répond simplement :
« Parce que tels étaient mes ordres.
– Général.
– Pardon ?
– Parce que c’étaient mes ordres, général. Je vous appelle colonel, vous m’appelez général.
– Si ça peut vous faire plaisir, général. »
Giap frappe sur la table de sa main à plat.
« Il n’est pas question de me faire plaisir. C’est mon grade. Vous êtes mon subordonné. Je vous ai vaincu et vous êtes mon prisonnier. Alors, soyez poli.
– C’est entendu, général, concède Charton qui s’en fout.
– Que pensiez-vous de ces ordres que vous avez reçus ?
– Je n’ai pas à discuter les ordres que je reçois. »
Triomphant, Giap s’adresse au groupe des élèves studieux.
« Vous avez entendu ? Notez : « Dans les armées « impérialistes, un officier supérieur, jouissant de la « notoriété du colonel Charton, n’est qu’une machine « qui exécute les ordres sans discuter, même si on lui « ordonne d’assassiner les femmes et les
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