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Par le sang versé

Par le sang versé

Titel: Par le sang versé Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Paul Bonnecarrère
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poursuit le colonel. Peu m’importe ton passé : il ne me regarde pas. Mais, dans le présent, tu viens de te conduire comme une gouape et, ce qui est plus grave pour toi, comme un imbécile et un mauvais soldat. Si l’homme de quart ne vous avait pas repérés immédiatement, tu entraînais deux de mes légionnaires vers une mort certaine. »
    Lehur s’est levé. Il contourne son bureau et fait face à Krugger.
    « Tu as quelque chose à dire ?
    –  Rien, mon colonel. »
    Sans transition et sans colère, le mince et sec colonel Lehur frappe alors brutalement Krugger à l’estomac. Le grand légionnaire se casse en deux. Lehur cogne ensuite plusieurs fois sur la pommette droite qui éclate, puis du poing gauche sur l’œil qui enfle instantanément. Krugger chancelle mais ne tombe pas. Lorsque la grêle de coups cesse, il se remet péniblement au garde-à-vous. Son visage est couvert de plaies. Il saigne du nez. Il n’a pas proféré une plainte. Il n’a pas cherché à se protéger de ses mains.
    « C’est bon, déclare Lehur. Mattei, reconduisez-le. »
    Krugger ramasse son képi, s’en coiffe, salue et effectue un demi-tour réglementaire. Mattei conduit à l’infirmerie le légionnaire toujours muet.
    « Ah ! je vous attendais, mon lieutenant, annonce le caporal infirmier, qui rit de bon cœur en badigeonnant au mercurochrome le visage tuméfié de Krugger.
    –  Et les deux autres ? ajoute-t-il.
    –  Ils passent à travers », répond simplement Mattei.
    Avant de s’engager dans le labyrinthe qui mène aux locaux disciplinaires, Mattei s’arrête dans sa cabine et y fait entrer Krugger. Il lui verse une rasade de whisky :
    « Je suppose, Krugger, que vous avez compris. Ce qui vient de se passer fait partie des traditions de la Légion. C’est en quelque sorte notre manière à nous de laver notre linge sale en famille. Vous n’êtes pas le premier et vous ne serez pas le dernier. Mais considérez que c’est un traitement réservé aux hommes que le colonel estime. »
    Krugger hoche la tête.
    « Mon lieutenant, ce qu’il n’aurait pas dû faire, c’est de me gifler devant les autres hier au soir. La trempe, je m’en fous. Pensez-vous que je sois un mauvais soldat ? Détrompez-vous : si je reste dans votre compagnie, je vous montrerai comment sait mourir un officier allemand. »
     
    Rudolf Krugger devait tenir sa parole. Moins de deux mois plus tard, le 18 mai 1946, lors d’une embuscade légère dans la région de Thu-Duc, il était frappé d’une balle dans la gorge. Il se trouvait derrière une jeep qu’il avait évacuée au premier coup de feu. Il trouva la force de dire à Mattei :
    « Ça y est, mon lieutenant. »
    S’appuyant du coude sur le pneu de secours de la jeep, il réussit à rester au garde-à-vous, immobile, inondé par son sang. Lorsque, enfin, il bascula en avant pour s’effondrer, le visage dans la boue, il avait cessé de vivre.
    Le légionnaire Rudolf Krugger était mort debout.

 
2.
     
     
     
    A PRÈS trois semaines de traversée, le 25 avril 1946, à neuf heures trente du matin, le Johan de Witt accoste le long du quai principal de Saigon. La chaleur moite est déjà étouffante. Chargés de leurs trente kilos individuels de paquetage et de leur pesant fusil Enfield, les légionnaires, inondés de sueur, se bousculent et s’accrochent pour quitter le navire. Sur le quai, les choses s’arrangent à peine : pas le moindre coin d’ombre, les instructions sont imprécises et les compagnies se regroupent dans le désordre.
    Les légionnaires resteront sur le quai jusqu’à dix-sept heures. Les seules images qu’ils garderont de Saigon seront celles de marchands ambulants qui, toute la journée, passeront parmi eux dans l’espoir de leur vendre quelques fruits ou légumes frais. Enfin, d’un scout-car descendent deux officiers porteurs des affectations de chaque compagnie. Les 120 légionnaires qui forment la 4 e compagnie apprennent que leur destination provisoire se trouve dans les environs immédiats de Thu-Duc ; ils ont moins d’une heure pour gagner à pied la gare de Saigon où un train les attend.
    Pour eux ces consignes ne signifient rien : ils ignorent où se trouve Thu-Duc. Leur seule préoccupation est la distance qui les sépare de la gare : ils devront la parcourir, courbés sous le poids de leurs fardeaux, par une chaleur à peine décroissante.
    Le train qui les attend donne aux légionnaires la première image de

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