Paris, 1199
quand elle commença à chanter
d’une voix cristalline, accompagnée de son psaltérion et de la vielle de
Guilhem :
La garde d’une fille est chose mal aisée,
Instruisez-la, vous la rendrez rusée.
Sans peine à vous tromper, elle réussira.
Rendez-la sotte, hélas ! Simple sans
artifice,
Par ignorance, elle fera
Ce que fait l’autre par malice.
Elle dansa un moment au son de la vielle avant de
poursuivre :
Une beauté jeune et novice
Vivait dans un château, seule avec ses ennuis.
Que dis-je ? Elle y passait et les jours
et les nuits
Avec une vieille nourrice :
C’est être pis que seule. Amour y vint aussi…
Elle poursuivit l’histoire qui racontait les
frasques d’une jeune fille faisant l’ignorante des désirs de l’amour et des
hommes. Son récit était si envoûtant que plusieurs oublièrent de se servir du
chevreuil et des lièvres en sauce.
Quand elle eut terminé, Bartolomeo revint faire le
bouffon. Il fit quelques tours de prestidigitation, surprenant tout le monde en
découvrant des œufs dans le manteau de Lucas de Beaumanoir, des pommes dans la
robe du chapelain et un pigeon dans la coiffe d’un écuyer.
À nouveau, il fit quelques cabrioles quand Guilhem
commença à chanter, rythmant la cadence avec sa vielle tandis qu’Anna Maria
apparaissait, cette fois vêtue en pudique bourgeoise.
Aucunes gens m’ont demandé
Pourquoi me suis-je si empiré.
Ne me vient pas de maladie
Il me vient de mélancolie.
L’autre jour à Paris allé
Oncques mais n’y avais-je été
Avec moi ma femme menais
À la grand-messe à Saint-Gervais
Je la perdis à la sortie
Sur le parvis je m’en enquis
Je n’en ouïs nulles nouvelles
Or chacun sait qu’elle est très belle
Un homme qui portait deux seaux,
me dit compaing si tu m’en crois,
Tu la trouveras plus haut
Sur la grève devant la croix
Je demandais aux chambrières,
qui se trouvaient rue Lavandières,
On me dit qu’elle était partie,
Avec un bien meilleur ami,
J’étais alors plus blanc qu’albâtre,
Et me dis je devrai la battre
M’en vint plein de mélancolie
Devant la grande boucherie
M’en vint plus tard rue des Deux-Portes
Où trouvait une femme morte.
Entre chaque strophe, Anna Maria dansait en se
faisant de plus en plus aguichante.
Bartolomeo, lui, avait quitté la salle. Il était
cette fois monté au deuxième étage où il explorait les dortoirs des serviteurs.
C’est dans le troisième que quelqu’un l’interpella :
— Dieu vous garde, l’ami !
Surpris, Bartolomeo se retourna. C’était un homme
âgé et ridé mais d’une belle robustesse. Il se tenait bien droit et avait des
muscles puissants visibles sous son surcot ajusté.
— Loué soit Jésus-Christ, compaing, répondit
benoîtement Bartolomeo. Vous n’êtes pas au banquet ?
— Je ne suis pas invité, je ne suis qu’un
garde-chasse, même si mon grand-père était à Hastings.
Il avait un accent normand presque
incompréhensible.
— Vous êtes normand ?
— Mon grand-père l’était. Mon nom est Hubert,
et je suis au seigneur de Malvoisin. Et vous ? ajouta-t-il. Vous êtes
nouveau ici, je ne vous ai jamais vu !
— Je cherche les latrines ! s’excusa
Bartolomeo sans répondre.
— C’est là-bas, je vais vous conduire. Vous
avez une étrange vêture…
Bartolomeo portait sa cotte mi-partie.
— C’est moi qui l’ai coupée et cousue,
répliqua fièrement Bartolomeo. Comment la trouvez-vous ? Je la voulais
plus ample et plus longue, avec un col de martre, mais je n’y suis pas parvenu,
car je ne suis pas couturier.
— Un homme ne peut faire que de son mieux,
répliqua sentencieusement Hubert après avoir examiné le vêtement, sans paraître
impressionné.
— C’est ce que j’ai fait : de mon
mieux ! plaisanta Bartolomeo.
Le garde-chasse le laissa devant les latrines, un
trou sur un socle de pierre dans une tourelle.
Après son départ, Bartolomeo poursuivit sa visite
des autres pièces et, quand il redescendit, sans avoir rien trouvé de
révélateur, Guilhem poursuivait sa chanson dans laquelle il racontait la
recherche de son épouse disparue.
Et à chacun je demandais
J’enquis à clercs et à curé
De la quérir j’étais honteux
Mais les pleurs emplissaient mes yeux
Je crois bien que j’étais fourbu
Mais d’amour j’étais éperdu
Mon soulier était percé
Quand j’arrivais porte Baudoyer
Trop de vergogne
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