Paris, 1199
les
échansons avaient disposé les vins. Les panetiers apportèrent les pains de
froment tout chauds sortis des fours et en coupèrent de larges tranches qu’ils
distribuèrent sur les écuelles de bois. Seuls le grand maître avait une écuelle
en argent et les commandeurs des assiettes en faïence. Enfin Lucas de
Beaumanoir entra, suivi de trois pauvres que les Templiers recevaient à leur
table pour l’occasion. Le chapelain récita le bénédicité. Un page sonna du cor,
et chacun s’assit tandis qu’on faisait sortir les domestiques et les serviteurs
inutiles.
Comme les convives se servaient la soupe sur leur
tranchoir de pain, Bartolomeo entra en marchant sur les mains, sifflant comme
un merle. En cotte serrée, mi-partie violette et verte, avec un grand bonnet à
clochettes qui tintinnabulaient en touchant le sol, il fit quelques pirouettes,
puis sauta par-dessus une table, provoquant la surprise des convives.
Saisissant dextrement deux couteaux que des
chevaliers avaient posés à côté de leur écuelle, il les lança en l’air et se
mit à jongler adroitement. Puis il en attrapa un troisième qui rejoignit les
autres, ensuite un quatrième, et enfin, un cinquième, provoquant des murmures
de stupéfaction.
Plusieurs fois, il fit semblant de tituber,
rattrapant une lame au dernier moment en la faisant ricocher sur une autre et
suscitant à chaque fois les cris d’effroi du public.
Déjà Guilhem entrait avec sa vielle à roue.
Tournant la manivelle, il commença une ballade :
Seigneurs, écoutez donc les exploits du pauvre
chevalier infidèle…
Comme Bartolomeo s’éclipsait, on vit entrer un
chevalier dans un costume de fantaisie, brandissant un grand sabre de bois
recourbé peint en rouge. C’était Anna Maria qui mima la défaite des Sarrasins
devant Jérusalem, mais d’une façon si drôle qu’elle provoqua les rires des
chevaliers et des sergents, et même un sourire de la part de Lucas de
Beaumanoir.
Les soupes étaient finies. Maintenant chacun se
servait avec ses doigts des pâtés de porc et des rôtis de sanglier placés
devant eux. Le vin coulait à flots. La joie et la bonne humeur régnaient.
Personne n’imaginait que, dans la première
galerie, Bartolomeo fouillait sans vergogne les chambres dans lesquelles il
avait pénétré, évitant de se faire voir des gardes qui jouaient aux bibelots [57] .
N’ayant rien trouvé, il redescendit au bout d’un
moment et rentra dans la salle du banquet en jonglant furieusement avec deux
épées et deux balles multicolores. Aussitôt, Anna Maria abandonna Guilhem et
personne n’entendit le frère murmurer à sa sœur :
— J’ai examiné les quatre premières chambres
à gauche.
Les convives démembraient pigeons et faisans quand
Bartolomeo commença des cabrioles assorties de simagrées burlesques, toujours
en jonglant, tandis que Guilhem terminait son récit à grand renfort de musique.
En même temps, il examinait les Templiers assis
aux places d’honneur. Le commandeur Malvoisin, qui les avait invités, était à
la gauche d’un grand maître au visage maigre et ascétique. Sans doute Lucas de
Beaumanoir. Les autres étaient tous des chevaliers porteurs de la croix rouge,
donc Bracy n’était pas là. Pourquoi n’avait-il pas été invité ?
Subitement, Bartolomeo abandonna épées et balles
pour se saisir d’un gobelet sur la table la plus proche. Il le vida d’un trait
avant de le lancer en l’air. En même temps, il prenait un autre gobelet et
faisait de même. Jonglant avec les deux récipients, il ajouta un troisième
gobelet, puis un quatrième et un cinquième, chancelant un peu plus à chaque
fois, sous l’effet de la boisson. Ses titubations étant ponctuées par des
accords de vielle.
C’était un spectacle hallucinant et même Lucas de
Beaumanoir s’arrêta de manger pour le regarder tant il était esbaubi. Cela dura
jusqu’à ce qu’Anna Maria revienne avec son psaltérion.
Ne portant aucune coiffe, elle avait revêtu la
robe ample et cramoisie des putains avec un corset lacé qui dégageait ses
avantages. Tous les hommes restèrent stupéfaits par sa beauté et ses rondeurs
laiteuses et généreuses. Les chevaliers les plus intransigeants sur leur vœu de
chasteté se signèrent pour se faire pardonner du Seigneur les tentations qui
leur venaient dans l’esprit.
— Il reste les quatre dernières chambres de
droite, murmura-t-elle à son frère qui se retirait.
Le silence se fit
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