Paris, 1199
l’homme de ne toucher point de femme ?
Devant les yeux écarquillés de Guilhem, elle
réprima un sourire avant d’ajouter avec sérieux :
— Le mariage est le plus grand des maux, car
il provoque la naissance d’êtres dans un monde diabolique. Mettre un enfant au
monde, c’est précipiter une nouvelle âme dans le royaume du Mal.
— Pourtant Notre Seigneur a dit : Croissez
et multipliez-vous, objecta-t-il.
— C’est dit dans la Genèse, qui est le livre
du Mal, rétorqua-t-elle. Pour atteindre le consolamentum de son vivant,
il faut s’engager à la chasteté perpétuelle.
— Le mariage est donc péché ? Un si beau
sacrement ? s’étonna-t-il.
— Bien sûr ! On faute avec son épouse ou
son mari de la même façon qu’avec son amant ou sa maîtresse. Le mariage n’est
qu’une forme autorisée de la débauche et de la lubricité. C’est Satan qui l’a
créé. D’ailleurs, si j’avais à choisir, j’inclinerais pour la luxure plutôt que
pour le mariage, et pour la sauvegarde de votre âme, noble Guilhem, je préfère
vous savoir paillard qu’époux.
Il resta un instant sans voix, se demandant si
elle se moquait, car les époux Bertaut riaient sous cape.
— Pourquoi ? demanda-t-il enfin.
— Je suis certaine que vous avez honte de vos
dépravations, Guilhem, et que souvent vous vous repentez ! Vos débauches
ne sont que passagères, donc tolérables. Tandis que dans le mariage, il n’y a
pas de honte et on éprouve même du plaisir à commettre le mal.
Interloqué, Guilhem regarda les Bertaut qui
tissaient à nouveau en silence, ayant bien sûr entendu ces reproches. Il
observa un instant l’étoffe se construire sous le peigne et s’allonger. Bertaut
la fit tourner plusieurs fois sur le rouleau. On n’entendait plus que le
claquement des pédales du métier à tisser.
— Les Parfaits admettent que les simples
croyants puissent pécher, car ils espèrent que le bien l’emportera et que le
bon chrétien, qui vit dans l’erreur, brisera ses liens familiaux, poursuivit
Sanceline. Quiconque veut être sauvé doit se soumettre à une chasteté
rigoureuse, martela-t-elle. Le mari doit donc quitter sa femme et la femme son
mari. Les parents doivent abandonner leurs enfants. Personne ne peut se sauver
en restant avec sa famille.
— C’est un monde du désordre !
s’exclama-t-il.
— Croyez-vous, noble Guilhem ?
N’avez-vous pas chanté ce matin : Un jour le monde ira sens dessus
dessous, le curé ira au tournoi et la femme fera le sermon ?
Il plongea ses yeux dans les siens, y cherchant la
vérité. Était-elle si rigoriste ? Se moquait-elle de lui, ou ne
cherchait-elle qu’à le séduire ? Il savait combien une femme pouvait
prêcher le faux pour tendre ses filets autour d’un homme.
— Abandonnerez-vous votre père pour devenir
Parfaite ? demanda-t-il.
Comme elle ne répondait point, il la tutoya
brusquement :
— Je sais que tu te trompes, Sanceline.
L’amour est pur. Je sais que j’ai beaucoup fauté, et je sais aussi que c’est
par l’amour que je serai sauvé.
Comme elle ne disait rien, il demanda :
— Que suis-je pour toi, Sanceline, moi qui ne
crois pas à ta religion ?
— Chaque mois nous faisons notre examen de
conscience avec notre pasteur, répondit-elle après une hésitation. Nous
appelons cela l’ apparelhamentum. Mon père nous demande quels rapports
nous avons eu avec les infidèles du monde diabolique, car nous devons
considérer les autres comme des ennemis. Quand il m’interrogera, je ne sais ce
que je lui dirai sur toi.
— Je ne suis pas ton ennemi, lui promit-il en
lui prenant la main.
Elle ne répondit pas et n’ôta pas sa main.
Chapitre 25
E n
bas de la rue du Chevet-Saint-Gervais, le manoir du Temple était une massive
forteresse rectangulaire dans laquelle on pénétrait par un sombre passage voûté
fermé par des herses et un portail à double battant aux larges pentures de fer.
À l’intérieur, une étroite cour s’étendait sur toute la longueur et desservait,
de part et d’autre du passage voûté, écurie, grange, échansonnerie et toutes
sortes de celliers où étaient entreposés nourriture, vins et marchandises.
En face se déployait la grande salle, une longue
pièce voûtée en arcs d’ogive qui se terminait par une chapelle. À droite, un
escalier carré à claire-voie desservait l’étage où se situaient les
appartements du grand maître Lucas de Beaumanoir, du
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