Piège pour Catherine
loin. Elle venait de plonger si profondément dans l'horreur et la souffrance qu'elle n'avait plus tout à fait l'impression de vivre. Les sensations lui parvenaient comme à travers une épaisseur de tissu et son cerveau les enregistrait mal. Il réagissait à retardement. Elle restait debout au milieu de la chambre, les yeux fixés sur le châlit où son époux était étendu, à même une mauvaise paillasse, mais recouvert d'une courtepointe de soie brodée, provenant sans doute du butin des Ecorcheurs et dont le rose agressif jurait avec le décor lugubre, comme un travesti sur un cadavre. La tête enveloppée de linges déjà tachés de sang, Arnaud reposait dans une immobilité si absolue que Catherine le crut mort. Même les ondes douloureuses qui crispaient son menton, tout à l'heure, avaient disparu.
Elle tourna vers Gauthier un regard effrayé, mais il secoua la tête.
— Non. Il n'est pas encore mort. Sa respiration est à peine sensible, mais il vit encore. Je pense qu'il est entré dans cet état d'insensibilité que les Grecs appelaient koma.
Le page, cependant, revenait à la conscience. En reconnaissant Gauthier penché sur lui, son regard vague se fit plus net et il ébaucha un sourire. Mais le souvenir de ce qui s'était passé lui revint d'un seul coup et, avec un gémissement, il se jeta contre la poitrine de son ami et se mit à sangloter spasmodiquement.
L'aîné ne tenta même pas de le calmer. Il savait qu'il est bon parfois de laisser crever les digues après une insupportable tension. Il se contenta de rendre à Catherine le flacon de cordial tout en caressant d'une main affectueuse la tête hirsute de l'enfant.
— Buvez-en un peu vous-même ! conseilla-t-il. Vous en avez grand besoin.
Elle obéit machinalement, porta la fiole à ses lèvres. Le liquide, très fort, lui arracha un frisson et la fit tousser, tandis qu'un ruisseau brûlant descendait à travers son corps. Mais elle se sentit plus vivante et l'esprit plus clair.
— Qu'allez-vous faire ? demanda Gauthier quand les sanglots du page diminuèrent d'intensité.
Elle haussa les épaules :
— Que puis-je faire ?
La porte s'ouvrit à cet instant et le Damoiseau entra dans la chambre. La satisfaction était peinte sui son visage d'archange aux yeux de renard.
— Demain, au lever du soleil, vous pourrez monter au château, Dame ! Vous y serez attendue ! annonça- t-il.
— Demain ?
— Oui. Le jour est gris. La nuit tombera plus tôt que de coutume et, apparemment, vos amis entendent ne courir aucun risque. Ils veulent vous voir approcher en pleine lumière. Je vous souhaite la bonne nuit. On vous apportera de quoi manger tout à l'heure...
Puis, désignant la longue forme immobile sous l'absurde courtepointe rose :
— Quand tout sera fini, avertissez l'un des hommes qui vont passer la nuit à votre porte, afin que je puisse lui rendre mes derniers devoirs. J'occupe la chambre voisine. Ah ! j'allais oublier...
Il rouvrit la porte. Sur le seuil apparut le fantôme noir d'un moine bénédictin, en habit et scapulaire funèbres, le capuchon baissé sur le visage, les mains au fond de ses larges manches. Tout ce qui en lui paraissait humain et terrestre, c'étaient deux grands pieds nus, gris de poussière, qui reposaient entre les courroies de cuir brut de ses sandales.
— Voici le prieur des Bons Hommes de la forêt. Leur ermitage est à moins d'une lieue d'ici. Il a... bien voulu accepter d'aider notre ami à franchir le dernier passage ! Je vous laisse...
Le moine s'avança et, sans regarder personne, se dirigea vers le lit.
Avec cette cagoule baissée qui ne laissait rien voir de ses traits, il était assez effrayant et Catherine péniblement impressionnée se signa en reculant dans l'ombre des rideaux. Il lui semblait voir l'ombre de la mort elle-même s'approcher d'Arnaud pour l'emporter.
Arrivé au pied du lit, le bénédictin regarda un instant le mourant, puis se tourna vers Gauthier qui, après avoir installé Bérenger sur un tabouret, s'approchait de lui.
— Voulez-vous bien tirer ce coffre près du lit ? demanda-t-il à voix basse. J'ai apporté ce qu'il faut pour les derniers sacrements.
Tout en parlant, il rabattait son capuchon, découvrant des traits rudes, sans beauté, qui lui composaient une figure énergique et gaie. La grande bouche aux coins relevés, le nez légèrement retroussé, dénonçaient une nature faite pour la joie malgré la maigreur ascétique du visage. La large tonsure
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