Pilote de guerre
règles de nos manuels. Ainsi j’ai roulé cette nuit, en voiture, sur le terrain. Et la sentinelle de garde a, selon la consigne, croisé la baïonnette face à cette voiture qui, tout aussi bien, eût été un tank ! Nous jouons à croiser la baïonnette devant des tanks.
Comment nous exalterions-nous sur ces charades un peu cruelles, où nous tenons un rôle si évident de figurants, quand on nous demande de le tenir jusqu’à la mort ? C’est trop sérieux, la mort, pour une charade.
Qui s’habillerait dans l’exaltation ? Personne. Hochedé lui-même, qui est une sorte de saint, qui a atteint cet état de don permanent qui est sans doute l’achèvement de l’homme, Hochedé, lui-même, se réfugie dans le silence. Les camarades qui s’habillent se taisent donc, l’air bourru, et ce n’est point par pudeur de héros. Cet air bourru ne masque aucune exaltation. Il dit ce qu’il dit. Et je le reconnais. C’est l’air bourru du gérant qui ne comprend rien aux consignes que lui a dictées un maître absent. Et qui cependant demeure fidèle. Tous les camarades rêvent de leur chambre calme, mais il n’est pas, chez nous, un seul d’entre eux qui choisirait véritablement d’aller dormir !
Car l’important n’est pas de s’exalter. Il n’est, dans la défaite, aucun espoir d’exaltation. L’important est de s’habiller, de monter à bord, de décoller. Ce que l’on en pense soi-même n’a aucune importance. Et l’enfant qui s’exalterait à l’idée des leçons de grammaire m’apparaîtrait comme prétentieux et suspect. L’important est de se gérer dans un but qui ne se montre pas dans l’instant. Ce but n’est point pour l’Intelligence, mais pour l’Esprit. L’Esprit sait aimer, mais il dort. La tentation, je connais en quoi elle consiste aussi bien qu’un Père de l’Église. Être tenté, c’est être tenté, quand l’Esprit dort, de céder aux raisons de l’Intelligence.
À quoi sert que j’engage ma vie dans ce glissement de montagne ? Je l’ignore. On m’a répété cent fois : « Laissez-vous affecter ici ou là. Là est votre place. Vous y serez plus utile qu’en escadrille. Les pilotes, on peut en former par milliers…» La démonstration était péremptoire. Toutes les démonstrations sont péremptoires. Mon intelligence approuvait mais mon instinct l’emportait sur l’intelligence.
Pourquoi ce raisonnement m’apparaissait-il comme illusoire alors que je n’avais rien à lui objecter ? Je me disais : « Les intellectuels se tiennent en réserve, comme des pots de confiture, sur les étagères de la Propagande, pour être mangés après la guerre…» Ce n’était pas une réponse !
Aujourd’hui encore, comme les camarades, j’ai décollé contre tous les raisonnements, toutes les évidences, toutes les réactions de l’instant. Viendra bien l’heure où je connaîtrai que j’avais raison contre ma raison. Je me suis promis, si je vis, cette promenade nocturne à travers mon village. Alors, peut-être, m’habituerai-je enfin moi-même. Et je verrai.
Peut-être n’aurai-je rien à dire sur ce que je verrai. Quand une femme me paraît belle, je n’ai rien à en dire. Je la vois sourire, tout simplement. Les intellectuels démontent le visage, pour l’expliquer par les morceaux, mais ils ne voient plus le sourire.
Connaître, ce n’est point démonter, ni expliquer. C’est accéder à la vision. Mais, pour voir, il convient d’abord de participer. Cela est dur apprentissage…
Tout le jour mon village m’a été invisible. Il s’agissait, avant la mission, de murs de torchis et de paysans, plus ou moins sales. Il s’agit maintenant d’un peu de gravier à dix kilomètres sous moi. Voilà mon village.
Mais, cette nuit peut-être, un chien de garde se réveillera et aboiera. J’ai toujours goûté la magie d’un village qui rêve tout haut, par la voix d’un seul chien de garde, dans la nuit claire.
Je n’ai aucun espoir de me faire comprendre, et cela m’est absolument indiffèrent. Que se montre simplement à moi, avec ses portes closes sur les provisions de graines, sur le bétail, sur les coutumes, mon village bien rangé pour dormir !
Les paysans, retour des champs, ayant desservi le repas, couché les enfants et soufflé la lampe, se fondront dans son silence. Et rien ne sera plus, sinon, sous les beaux draps raides de campagne, les lents mouvements de respiration, comme d’un reste de houle, après l’orage,
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