Potion pour une veuve
entendu possible qu’Asbert le jeune soit récemment décédé pour une raison ou une autre, transmettant alors l’héritage à son frère. Si tel est le cas, la nouvelle ne nous en est pas parvenue. On racontait qu’Asbert avait épousé une étrangère.
— Une étrangère ? interrogea Bernat.
— Mon bon Bernat, dit l’évêque, cette notion est relative. Elle peut être originaire d’ici et passer aux yeux de certains pour une étrangère. Puisque Oliver pense que c’est important, je vais écrire à mon cousin pour savoir ce qu’il en est.
— Avant de passer au reste du courrier, Votre Excellence, dit Bernat, maître Pons Manet aimerait vous entretenir d’une plainte qu’un bourgeois souhaite déposer.
— Alors nous le verrons, dit-il, et un page alla chercher l’homme qui était à la tête du conseil de cette ville.
— Merci de me recevoir, dit Pons Manet. Bonjour, père Francesc, père Bernat. Je ne vous aurais pas dérangé si je n’avais moi-même été si perturbé.
— Qu’est-ce qui vous trouble ainsi, maître Pons ? demanda l’évêque, surpris, car Pons Manet était de nature un homme calme et raisonné.
— Luis Mercer est venu me trouver ce matin pour me faire savoir qu’il voulait déposer une plainte. Il disait avoir vu deux membres de la communauté juive hors de la ville. L’homme sans sa cape et la femme s’exhibant impudemment en public, sans voile ni rien qui la cache, chevauchant dans la campagne sans licence ni permission ainsi que le ferait un seigneur chrétien.
— N’avait-il rien d’autre à leur reprocher ? Qui étaient-ce ? Je parle des Juifs, évidemment.
— Votre médecin, Votre Excellence. Qui est aussi le mien. Je ne puis croire de telles allégations.
— Quand cela est-il censé s’être produit ?
— Le jour où le jeune Yusuf est parti pour Barcelone. Maître Isaac et maîtresse Raquel ont fait un bout de chemin avec lui.
— C’est vrai. Et vous m’avez dit que le plaignant était…
— Maître Luis. Je veux dire Luis Mercer.
— Cet homme commence à me chauffer les oreilles, maître Pons. Je vous serais reconnaissant d’aller trouver Luis Mercer, et de l’informer que maître Isaac et sa fille se trouvaient hors de la ville sur autorisation de l’évêque de Gérone, en affaires pour le diocèse, et que selon des témoins dignes de foi, tous deux étaient convenablement vêtus lors de ce bref voyage. Dites-lui aussi que toute autre tentative de harcèlement à leur encontre aura de sérieuses conséquences.
— Je n’y manquerai pas, Votre Excellence. Et je vous remercie. Moi aussi, je commence à me lasser de ses intrigues. Il voit de la lubricité chez une grand-mère veuve depuis vingt ans qui traverse seule la place pour assister à la messe. Il faut toutefois se montrer charitable, ajouta-t-il, et reconnaître qu’il n’a pas été très bien récemment.
— Dans ce cas, et si vous le souhaitez, nous n’en parlerons à personne tant qu’il se tiendra tranquille.
— Excellente idée. Voulez-vous en informer maître Isaac ?
— Pas pour le moment, mais je le ferai si nécessaire.
— Tous mes remerciements, Votre Excellence.
Soulagé, Pons Manet se rendit chez Luis Mercer pour lui conseiller d’oublier sa plainte.
Comme les ombres s’allongeaient et que la ville commençait à s’éveiller après la chaleur caniculaire de l’après-midi, les méditations d’Isaac furent interrompues par le tintement de la cloche de la porte et une invitation pressante à se rendre au domicile du même Luis Mercer.
— On me dit qu’il est très malade. Puis-je savoir de quoi il souffre ? demanda-t-il au serviteur venu porter le message. Il le faut si je veux apporter ce qu’il convient.
— Il ne peut ni manger ni dormir, maître Isaac. Il a sombré dans une terrible mélancolie et ne peut lutter contre ce mal.
— Voilà qui m’aide. Raquel ?
— Oui, papa, dit-elle. Je sais quoi prendre. Du moins, je le pense.
— Le reste lui sera envoyé ultérieurement. Allons-y à présent. Et voile-toi bien. Rappelle-toi à qui nous rendons visite.
— Oui, papa.
Sur quoi, Raquel couvrit son visage et sa tête d’un voile léger. Elle tendit le panier à Judah et tous trois suivirent le serviteur de Luis Mercer jusqu’à la demeure de ce dernier.
Luis était blotti dans un fauteuil garni de coussins, l’air pâle, les yeux caves par manque de sommeil. Raquel savait grâce aux commérages
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