Pour les plaisirs du Roi
à gorge déployée de ce bon tour. Prenant la table à témoin, il me dit :
— Voyez monsieur, ce coup, les fâcheux ne le gagneront qu'en rêve. Il en a été comme dans une bataille : vous étiez perdu, seul, oublié de Dieu, pourtant vous n'avez pas reculé. Le diable était votre seul recours… Je vous remercie de cette démonstration.
M. de Kallenberg était du nombre des perdants, mais ne trahit aucun désappointement. À l'égal de son maître, il me félicita de cette martingale qui me laissait plus riche du triple de mes mises. Nous allions reprendre le jeu quand un gentilhomme assez âgé vint parler à l'oreille du prince. Celui-ci sembla contrarié mais opina d'un geste du menton. L'instant suivant, il se leva de la table en nous demandant de bien vouloir l'excuser car le roi le faisait demander. Il ne put s'empêcher de maugréer que si on le dérangeait pour une partie de cartes, il refuserait :
— Le roi n'aime le jeu que lorsqu'il gagne et je ne suis pas d'humeur à l'encourager dans cette manie, pesta-t-il.
Avant de quitter la pièce, il m'adressa un dernier mot :
— J'ai mon petit royaume dont M. de Kallenberg vous a peut-être déjà entretenu. Vous y êtes le bienvenu.
— Monseigneur, merci pour cette invitation. Je saurai en faire usage, répondis-je sans idée particulière mais content de cette marque d'estime.
Un nouveau joueur remplaça vivement le prince, et je continuai, certain que la chance, le diable, ou les deux ensemble étaient mes alliés du soir. La suite ne me détrompa point.
Une belle dame tournait autour de la table comme un oiseau de proie lorsqu'il a repéré un agneau égaré. D'abord, je ne m'en aperçus pas, mais un curieux détail guida mon attention sur le manège de cette personne : le verre de Kallenberg était vide, pourtant il le portait régulièrement à ses lèvres, donnant le sentiment de se désaltérer. Cela me troubla et m'engagea à l'observer discrètement quelques minutes lorsque je compris qu'il utilisait ce stratagème pour lever les yeux dans la direction de la dame en question. L'astuce ne m'aurait cependant pas plus intrigué si cette femme n'avait été chaque fois non loin d'un joueur qui précisément perdait sans coup férir. La chose prit un nouveau tour quand elle vint se placer près de moi. Une donne passa où je ne gagnai presque rien alors que je possédais la meilleure main, M. de Kallenberg s'étant singulièrement retiré à la première relance. La dame resta impassible : s'il y avait une complicité douteuse entre les deux, elle devait se fonder sur un code savant. À la seconde donne, Kallenberg but dans son verre vide. Cette fois, je pressentis que quelque chose se passait car j'aperçus du coin de l'œil un infime mouvement d'éventail de la part de la dame. Je tournai sèchement la tête dans sa direction, puis je regardai vivement dans celle de Kallenberg. Il vit ma réaction et plongea le nez dans ses cartes. Les minutes qui suivirent, il croisa mon regard à plusieurs reprises, trop de fois pour que cette subite nervosité ne fût la preuve d'un profond trouble chez un homme rompu aux fièvres de la table de jeu. Sans me départir de mon calme, je continuai à clairement scruter les gestes de ma voisine qui en parut bientôt décontenancée, tellement qu'elle s'éloigna à plusieurs pas de nous. Au même moment, je proposai à Kallenberg de remplir son verre, tout en le toisant de mon plus mauvais œil. Je lus dans son regard qu'il se comprit démasqué. Le tour suivant, il perdait contre moi cinq cents livres en jouant à l'étourdi, puis une seconde fois la même somme en brouillonnant ses relances. Il prétexta alors une migraine pour nous quitter.
Qu'auriez-vous fait, honnête lecteur ? La même chose que moi, j'en suis certain : je pris congé de la table dans l'instant pour demander des comptes à Kallenberg. Malheureusement, la foule avait déjà happé ce triste sire et quand je m'avisai de retrouver sa complice, je fus tout aussi bredouille, ce qui déclencha en moi une sourde colère. Car entre-temps, il m'était revenu en mémoire la partie chez Mme de Marchainville où les simagrées de Marthe – qui, souvenez-vous, resta près de moi toute la partie – m'apparaissaient désormais comme des signaux destinés à dévoiler mon jeu à son complice. Une seule chose m'obsédait : je voulais retrouver Kallenberg pour lui faire payer sa filouterie.
Je courus les salons, la Grande Galerie, les
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