Pour les plaisirs du Roi
Désormais, j'adore les femmes, mais sans amour. Je ne leur en demande pas plus.
Je n'étais pas loin de penser la même chose. À la différence que, jusqu'alors, je ne me rappelais pas avoir aimé quelqu'un. Du moins d'amour, mais cela, vous l'aviez compris. C'est ce que je répondis en substance au prince, avant de revenir sur la belle réputation galante du roi, ce qui ne fut pas sans un peu l'agacer.
— Louis a la faiblesse de se croire aimé par ses maîtresses : ce n'est pas un séducteur, c'est un sensuel gouverné par ses manies. Ses goûts intimes sont d'ailleurs assez bourgeois, si je me fie à mes informations. Il aime ses favorites comme un bon père. Quant au nombre de ses conquêtes, il est vrai que le roi est infidèle, mais c'est un jaloux. Il y a du Turc chez lui. Moi, je n'exige rien. C'est l'avantage de ne pas aimer : pourquoi m'inquiéterais-je de perdre ce qui ne m'attache pas ?
M. de Conti faisait toutefois la leçon de cette belle philosophie avec une pointe de mélancolie. À la vérité, le choix de ce cynisme lui avait été dicté par la fatalité et non par sa nature, comme je l'appris plus tard. Très tôt, il avait été marié à une jeune personne dont il était ardemment épris. De cet amour naquit un garçon et le prince se trouva père à seulement dix-sept ans. Malheureusement, le destin ne voulut point que cette idylle durât : une affreuse fièvre retira cruellement la jeune mère à l'affection de son mari deux ans plus tard. Le jeune prince, déjà héros de dix batailles, sembla cette fois vaincu par le poids de l'épreuve. Bientôt, on le crut prêt à rejoindre sa bien-aimée au tombeau. Et sans l'affection de dévoués serviteurs, c'est le chemin qu'il aurait bien vite suivi. Son désespoir dura deux longues années où il resta reclus dans son château de L'Isle-Adam. Mais comme on le voit parfois dans ces souffrances de l'âme, un jour ni meilleur ni pire que les innombrables précédents, il quitta le deuil et la solitude pour revenir à la vie. Désormais, il ne donna plus à voir au monde que cette figure ombrageuse et tourmentée.
Nous conversâmes encore quelques instants, pendant que M. de Kallenberg et ses amis se tenaient à l'écart. Au bout d'un moment, il s'approcha pour nous indiquer que plusieurs parties de cartes venaient de se lancer dans un salon proche de l'antichambre du roi. La nouvelle eut l'air de plaire au prince, qui décida de s'y rendre. Il m'invita à le suivre, si le cœur m'en disait. Je n'étais pas venu à Versailles pour jouer – du moins pas de ce jeu-là –, mais j'ai rarement su résister aux attraits d'une belle table, assez curieux, je l'avoue, de voir comment le prince s'y comporterait. J'acceptai donc. Après avoir piétiné quelques longues minutes au milieu de la foule, en particulier à cause des minauderies de quelques admiratrices du prince, nous entrâmes dans un salon bien plus paisible où quatre tables rassemblaient des joueurs de pharaon et d'hombre. Ce dernier jeu était un des préférés du prince. Il fait appel au calcul comme à la stratégie et est spécialement prisé des amateurs d'émotions fortes car les mises peuvent y être très conséquentes. Ce fut d'ailleurs lors d'une partie d'hombre que j'avais été délesté de deux mille livres par M. de Kallenberg. Et ce fut bien sûr à cette table que celui-ci nous fit prestement une place.
Je l'ai dit, l'hombre est un jeu d'enchères où la tête compte autant que la vaillance. Le prince ne manquait ni de l'une ni de l'autre. En deux tours, son jugement lui avait rapporté le gain de mille livres ; les trois suivants, son audace l'entraîna à en perdre le double. De mon côté, je soutenais l'assaut d'assez belle façon puisque c'est moi qui remportai une part des pertes du prince. Afin de lui être agréable autant que pour sacrifier à mon goût du péril, je risquai le tout lors d'une combinaison fort hasardeuse, qu'aucun joueur n'aurait tentée sans être sûr de perdre. Devant l'aubaine d'un gain assuré, toute la table me relança, excepté M. de Conti qui dédaigna se joindre à la curée pour se refaire à si bon compte. Quand j'abattis mon jeu, son visage si souvent sombre s'éclaira d'une vraie joie. Par un fabuleux coup du sort je remportai la donne, raflant ainsi les belles mises des chasseurs trop vite convaincus de savourer leur proie. À cet instant, je gagnai la sympathie du prince, qui interrompit la partie pour demander à boire, riant
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