Pour les plaisirs du Roi
antichambres, sans succès. Au passage, je butai sur M. de Saint-Rémy, à qui je racontai toute l'histoire. Il me déconseilla de poursuivre ma traque, car il avait entendu dire de ce Kallenberg qu'il était un proche du prince de Conti à qui ce dernier confiait des missions très personnelles. Il ne sut pas m'en dire plus mais insista sur le danger qu'il y avait à s'entêter, l'homme étant également connu pour être de première force au pistolet. Je répondis n'en avoir cure et qu'il ne m'étonnait pas que le bonhomme affectionnât cette arme méprisable pour vider une affaire d'honneur. À court d'argument, le bon M. de Saint-Rémy s'étonna de mon obstination car, à sa connaissance, c'était bien la première fois qu'on demanderait raison à un tricheur au motif qu'on l'avait battu. J'en conviens, ce n'était pas faux pour ce soir-là, mais l'épisode de chez la Marchainville me restait positivement en travers du gosier.
Toutes ces péripéties m'avaient dissipé de mes objectifs initiaux : les quelques bonnes fortunes que je pouvais espérer s'étaient évanouies dans la nuit. Las, je me rabattis sur une fade vicomtesse, de surcroît un peu grise, mais pas assez pour qu'elle m'invitât dans sa chambre comme je l'en pressais. Et en définitive, je rentrai à l'aube dans les appartements de M. de Bouteville en compagnie de M. de Saint-Rémy. Ce dernier était épuisé mais content : il avait mis en œuvre sa stratégie pour croiser la route du monarque. Elle lui valut un nombre infini de marches, de contremarches, de retraites et de reconnaissances, avant d'enfin trouver la position idéale où il avait attendu sa proie toute la nuit. Campé dans un sofa placé aux croisées d'un couloir reliant les appartements du roi à la Grande Galerie, il s'était malheureusement assoupi au moment où le souverain rentrait dans ses logements en compagnie de quelques courtisans, et escorté d'une demi-douzaine de suisses. M. de Saint-Rémy ne rouvrit les yeux que pour apercevoir l'arrière-train de la petite troupe qui venait de passer devant lui. D'un coup de reins, il se releva mais ne put jamais rejoindre la tête du groupe, les suisses l'en empêchant sans ménagement. La course s'acheva à l'entrée de l'appartement du roi, où deux gardes lui en refermèrent les portes sur le nez. M. de Saint-Rémy se consola en imaginant qu'on l'aurait sûrement aperçu à la suite du petit cortège royal, ce qui lui suffirait à se vanter, sans mentir, d'avoir accompagné le souverain jusqu'à sa porte. L'anecdote trouverait preneur dans le salon de Mme du Deffand, c'était certain. En attendant, nous nous couchâmes dans notre chambre étroite, où je ruminai ma rancœur envers M. de Kallenberg.
Nous dormions encore quand, sur les coups de midi, on fit une horrible découverte dans un bosquet proche du grand bassin. Une femme à moitié dévêtue baignait dans son sang, le corps lardé d'une dizaine de profondes blessures. Il s'agissait d'une prostituée connue pour avoir été un temps la maîtresse d'un colonel des suisses. Le corps fut discrètement transporté en dehors des jardins royaux et ramené à Paris où le lieutenant de police décida de le faire inhumer à la fosse commune de Saint-Germain. À ma connaissance, aucune enquête ne fut diligentée. Dans la soirée, je rentrai à Paris sans M. de Saint-Rémy, qui décida de cantonner un peu plus longtemps chez le duc de Bouteville, encore tout retourné d'avoir surpris deux quidams endormis dans ses appartements après la fête. Il les chassa sans ménagement, bien qu'ils affirmassent avoir été invités à se reposer là sur le conseil d'un prince fort en vue à la Cour. Le duc sentit le coup fourré et soupçonna qu'il s'agissait d'une énième manœuvre destinée à le dépouiller de son bien. Un nouveau siège s'annonçait : il enrôla M. de Saint-Rémy pour l'aider à le soutenir.
Pour ma part, je me rendis directement à la petite maison de l'île Saint-Louis, où je passai deux jours et deux nuits entières en compagnie des charmantes pensionnaires dont je vous ai déjà entretenu. Je m'y enivrai plus que de raison et j'avoue avoir très peu de mémoire de ce qui s'y passa. Pour être honnête, on m'en fit plus tard une chronique précise mais difficile à rapporter ici – j'y laissai une bonne partie de mes gains de la table de jeu de Versailles. Une vision me resta cependant : dans le brouillard de l'ivrognerie ou dans mon sommeil, je ne sais, j'eus
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