Pour les plaisirs du Roi
n'était pas soumise à la loi royale. Il s'y montra inventif et industrieux, développant l'activité des hospitaliers tout en s'enrichissant lui-même par la construction de logements loués fort cher à des gentilshommes. D'aucuns murmuraient que des personnages louches y trouvaient aussi un asile sûr avec la bénédiction des frères de l'Ordre. Ces derniers, d'abord méfiants, acceptèrent rapidement la férule éclairée de leur nouveau maître. Au passage, ils eurent le bon goût d'oublier la réputation d'athée et de libertin notoire que promenait le prince dans tout Paris. Car il faut dire qu'en cette matière il n'usurpait pas non plus sa renommée. J'avais déjà entendu son nom prononcé dans une ou deux petites maisons et il me semblait me rappeler qu'une charmante Italienne, pensionnaire d'une d'entre elles, comptait le prince au nombre de ces habitués. Du moins à ce qu'elle m'avait dit.
Voilà donc comment j'étais au fait de quelques-uns des talents de ce puissant personnage. Je me gardai d'en donner les détails à M. de Kallenberg ; cependant, je soupçonnais qu'il avait de meilleures sources que moi sur ce sujet. Il le confirma en proposant de me présenter au prince au cours de la soirée, si je le désirais. Je ne refusai pas. La conversation roula ensuite sur quelques banalités de circonstance où je parlais un peu de moi. Mais le bonhomme m'intriguait et je ne résistai pas à l'envie de l'interroger pour savoir d'où lui venait cet accent allemand.
— Cher comte, puisque nous sommes un peu plus intimes désormais, je puis vous faire une confidence, dit-il en me prenant le bras. Malgré mon timbre d'outre-Rhin, je confesse n'avoir jamais mis les pieds en Bavière, en Prusse ou dans une quelconque contrée allemande. Je parle cette langue, car c'était celle de mon père, le chevalier de Kallenberg. Je suis né à Malte, comme mon teint le trahit, et j'ai passé toute mon enfance dans la société des chevaliers de l'Ordre. Mes maîtres étaient allemands, comme mon père, ainsi que mes camarades d'études. Voilà comment, avant d'apprendre le français, l'italien et l'espagnol, le phrasé germanique a coloré ma voix.
— Pardonnez mon indiscrétion, mais comment êtes-vous arrivé à Paris ? continuai-je.
— Je vous dois une réponse car j'ai été moi aussi bien curieux à votre égard. Comme mon père, je suis membre de l'Ordre. Il y a trois ans maintenant, j'ai été envoyé en mission à notre commanderie de l'enclos du Temple, où je réside. À ce titre, je suis aujourd'hui au service de monseigneur le prince de Conti 6 . Voilà, vous savez tout.
Kallenberg ne m'en dit pas plus sur sa mission ni sur son rôle. Il ne devait s'agir de rien de harassant, à en juger par l'élégance de sa mise et la délicatesse de ses mains. Si on y ajoutait sa dextérité aux cartes, rien ne le différenciait de quelques milliers d'autres oisifs de bonne naissance qui peuplaient Versailles et Paris. Je n'arrivais pourtant pas à le trouver franchement sympathique. Il en va quelquefois ainsi : rien ne vous engage à vous défier de quelqu'un, mais une voix intérieure vous recommande de s'en méfier. Souvent, c'est un mirage ; parfois, un avertissement qu'il faut savoir entendre. Pour l'heure, c'était une charmante personne qui me soufflait cavalièrement à l'oreille son désir de danser avec moi. Je pris congé de M. de Kallenberg sans regret.
5 Le comte s'inspira sûrement de la devise du blason de sa famille qui proclamait fièrement « Boutez devant ! »
6 Après des recherches dans les archives de l'enclos du Temple qui ont échappé aux destructions de la Révolution, il ne m'a pas été possible de trouver trace de ce M. de Kallenberg. Le nom de cette famille existe en revanche à Malte, mais le chevalier Edmund von Kallenberg qui figure dans les chroniques locales est mort en 1749 et n'a pas eu de descendance.
Chapitre IX
L a foule n'avait cessé d'augmenter tout au long de la soirée. On trouvait du monde partout : dans la Grande Galerie, dans le salon d'Hercule, mais aussi jusque dans l'œil-de-bœuf et dans la chambre du roi. Ce fut bien le hasard – peut-être la fatalité – si je retrouvai M. de Kallenberg au milieu d'une petite troupe qui accompagnait, ou plutôt suivait, un homme très élégant, encore jeune mais à la mine farouche et comme déjà lasse. C'était le prince de Conti. Kallenberg, m'apercevant, lui glissa quelques mots avant de se porter à ma
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