Pour les plaisirs du Roi
l'étrange sentiment que M. de Kallenberg était là. Son éternel demi-sourire aux lèvres, il brandissait une coupe remplie de vin rouge comme du sang qu'il vida d'un trait sans jamais me quitter des yeux. Ce mauvais rêve me hanta quelque temps.
Après le régime que je venais de me prescrire, je mis une bonne journée à recouvrer des forces. Les idées une fois éclaircies, mon courroux envers M. de Kallenberg retrouva également toute sa vigueur. Je décidai de faire une visite au prince de Conti à l'enclos du Temple, comme il me l'avait proposé, bien déterminé à profiter de l'occasion pour donner de mes nouvelles à mon tricheur. J'en vois parmi vous qui estiment cet entêtement un peu démesuré en regard du risque qu'il semblait devoir me faire courir. Je répondrai que si, au cours de ma longue vie, j'avais écouté les avis des moins résolus, j'aurais aujourd'hui bien peu de pages à écrire. Et vous à lire. Nous nous sommes compris, je pense. Continuons.
L'enclos du Temple était un lieu de franchise : nul ne pouvait être poursuivi s'il s'y réfugiait. Placé sous la tutelle sacrée de l'ordre des chevaliers de Malte, cet asile valait contre la justice du roi, mais ne m'empêchait pas d'espérer en découdre, surtout qu'il s'agissait là d'une affaire d'honneur à laquelle le prince ne pourrait s'opposer. Du moins, je le pensais. Je me présentai donc au palais du grand prieur une après-midi sans m'être fait annoncer. Un vieux chevalier de l'Ordre me demanda de patienter quelques instants avant de revenir avec un second chevalier beaucoup plus jeune. Ce dernier m'invita à le suivre. Le palais du prince était charmant, de taille raisonnable et décoré avec un goût très sûr : des peintures ornaient toutes les pièces, dont certaines de la main des plus grands maîtres. Après avoir traversé une vaste salle de billard, nous entrâmes dans l'aile des appartements privés du prince. Le jeune chevalier me prévint que son maître allait me recevoir dans son cabinet turc puis me laissa attendre seul dans un petit boudoir. Au bout de quelques minutes, il me parut entendre le bourdonnement d'une conversation venant de derrière une double porte. Je tendis l'oreille et qu'elle ne fut pas ma stupéfaction d'entendre distinctement un dialogue en allemand dont l'une des voix me sembla être celle de Kallenberg. Le conciliabule cessa bientôt et la double porte s'ouvrit sur le prince de Conti. Il était seul, aucune trace de Kallenberg.
L'accueil du prince fut on ne peut plus cordial. Nous nous installâmes dans son cabinet turc, un salon intime et raffiné, cosy comme disent les Anglais, où des tapis et des tentures donnaient une ambiance délicatement orientale. Des objets insolites et des sculptures antiques ajoutaient au lieu une touche exotique. Le prince s'enquit de mes nouvelles, avec un intérêt marqué pour la fin de ma nuit lors de notre dernière rencontre. Je vis là l'opportunité de lui parler de la véritable raison de ma venue : sans hésiter, je racontais toute l'affaire et lui faisais part de mes intentions envers M. de Kallenberg. Le Prince m'écouta sans mot dire, jouant distraitement avec une tabatière. Lorsque j'eus terminé, il me proposa de m'asseoir et approcha familièrement son fauteuil du mien avant de me tendre la tabatière ouverte. Je pris une pincée de tabac, bien qu'il ne me fût jamais très agréable de sacrifier à cette politesse – je ne comprends pas le goût de mes contemporains pour une manie qui pousse inévitablement à éternuer, cracher ou se moucher. Le prince apparut ennuyé. Il me fit valoir que je m'abusais peut-être dans le soupçon de la complicité de Kallenberg avec la dame à l'éventail. Je ne répondis pas et mon silence l'engagea à préciser qu'il ne doutait aucunement qu'un gentilhomme comme moi n'accusait pas à la légère. Il ajouta toutefois :
— Kallenberg ne m'a jamais habitué à reculer devant une affaire d'honneur. Il m'étonnerait qu'il sache que vous êtes à ses basques. Sinon, il aurait fait la moitié du chemin pour vous éviter la peine.
Je ne sus que répondre, d'autant qu'il me semblait vraiment avoir entendu la voix de Kallenberg quelques instants plus tôt. Était-ce lui ? Et si cela était, le prince savait-il déjà ce qui m'amenait au Temple ? Ces conjectures occupaient mon esprit quand il reprit :
— Monsieur le comte, vous êtes un homme d'honneur et votre caractère est de ceux dont j'aime à
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