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Pour vos cadeaux

Pour vos cadeaux

Titel: Pour vos cadeaux Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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sorte que, regardant le petit carton glacé, on dira
que ce devait être un beau jour. Mais pour moi je suis entrée dans la longue
nuit arctique dont je sens sur ma nuque le grand souffle glacé. On ne revient
pas des hauts quartiers de la mort. Je l’ai appris de ce cadavre que j’ai
veillé trois jours et quatre nuits, et, au bout de trois jours et quatre nuits,
alors qu’une odeur aigrelette et sucrée se dégageait de la chair aimée, ce fut
la pâque funèbre et le couvercle de la tombe.
    Les jours et les nuits de chagrin se sont imprimés en creux
de chaque côté de sa bouche. Deux rides profondes, convexes, qui semblent
mettre sa voix entre parenthèses, l’isoler, la retrancher du monde, comme si
les larmes en coulant avaient creusé ce double sillon à faire se décrocher la
mâchoire. D’ailleurs elle ne parle plus, notre mère d’outre-tombe. L’énergie
que cela lui demanderait, elle préfère l’économiser pour se maintenir en vie.
Devant cette silhouette qu’un pauvre souffle relie encore à ce monde, dont on
redoute que le vent de la mer ne l’emporte, qui soulève sa voilette et plaque
son manteau à l’arrière de ses jambes, nous devinons la somme de courage que
cette sursitaire dut puiser en elle pour finir par emporter le morceau. En
attendant, avançant en équilibre sur le fil des jours, elle ne parierait pas
lourd sur ses chances de survie.
    Peu après la séance de photos nous allons gagner l’église
située hors du collège dont la chapelle a été jugée trop exiguë pour la
circonstance. C’est un édifice comme on en voit beaucoup dans l’Ouest, bâti en
pierre de schiste, plan en croix latine et style gothico-roman incertain,
auquel la tour Eiffel doit rendre quelques années, un des rares monuments ayant
survécu aux bombardements de la seconde guerre qui rasèrent la ville. Il est
prévu que les communiants remontent en file indienne l’allée centrale de la
nef, encadrés par leurs parents. Celui devant moi n’a plus les siens, tués dans
un accident de la route, et pourtant il n’est pas seul, un homme et une femme
d’emprunt à ses côtés ne laissent rien paraître de la tragédie. Elle, notre
mère, a refusé qu’un autre prenne la place du frais disparu, de sorte que nous
progressons ainsi à pas lents jusqu’au chœur, amputés de notre aile gauche, moi
entre l’ombre et le vide sous les regards de l’assemblée qui s’interroge sur
cette étrange boiterie d’un communiant. Par un fait exprès, l’autre, le récusé
par la jeune veuve, l’humble doublure, assiste à la cérémonie en s’appuyant sur
une canne pour soulager sa jambe infirme, de ce fait légèrement de guingois, et
donc parfait miroir, tandis que debout au bout d’un banc il regarde défiler la
théorie des aubes blanches en adressant un petit sourire contrit à son double
bancal.

 
    Sur un banc de touche il serait ce remplaçant désigné,
attendant la blessure ou la défection de l’un pour entrer sur le terrain, car
l’oncle Emile est très officiellement notre tuteur. En réalité, il se contente
du titre et n’essaie pas de se substituer à l’irremplaçable. Il a choisi d’être
ce pôle immuable vers lequel nous pouvons sans crainte nous tourner, nous
faisant profiter, au cœur de la tourmente, de son idéal de permanence. Il s’est
arrangé pour faire de sa vie un chef-d’œuvre, et de son handicap – une
claudication de naissance qu’aucune opération ne parvint à
résoudre – la source de ses talents. A ce handicap qui, enfant, le
clouait sur place, il doit l’apprentissage du piano et d’un métier se
pratiquant assis, l’horlogerie (son magasin jouxte le nôtre), et un peu plus
tard de la photo, pour laquelle il a aménagé un petit laboratoire obscur dans
son grenier, développant lui-même ses plaques de verre, y réalisant par la
suite ses tirages sur papier. C’est d’ailleurs à lui que nous devons le
reportage du jour. Autant d’activités qui le distinguent des forcenés de la
culture physique et du ballon – à quoi son infirmité a dû très tôt le
forcer à renoncer – mais qui, de fait, lui assurent une certaine
distinction. Cheveux gominés lissés en arrière, cravate quotidienne, petit
gilet et canne à pommeau, il est, à l’aune d’un bourg de deux mille habitants à
caractère rural, notre beau Brummel.
    Il passe ses journées installé à son établi, un lourd bureau
de bois au plateau surélevé, sur lequel il range

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