Pour vos cadeaux
minutieusement les outils fins
et délicats nécessaires à l’accomplissement de son métier (minuscules tournevis
au manche de laiton, pinces et cisailles susceptibles d’opérer une mouche à
cœur ouvert). De son poste de vigie, rien ne lui échappe des allées et venues
des passants dans le bourg, qu’il suit à travers le rideau semi-transparent de
coton blanc de la vitrine, tout en gardant vissée à l’œil droit sa loupe
d’horloger, un petit cylindre noir évasé à la base, qu’il coince dans son
orbite et qu’il semble parfois oublier quand il lie conversation avec un
client. Ce qui lui permet, cette prothèse oculaire, de poursuivre son travail,
penché à quelques centimètres au-dessus des entrailles d’une montre éventrée,
tout en levant de temps en temps l’autre œil en quête d’un menu incident dans
son petit théâtre de la rue. Ce qui l’intéresse, c’est la chose drôle, le petit
fait cocasse, dont il régalera ses proches avec un vrai talent de conteur. Sa
spécialité consiste à improviser des sortes de saynètes avec certaines figures
locales, dont il obtient des aveux surprenants : Marguerite Jagouët,
Virginia Woolf en sabots, qui les jours de grand vent bourre ses poches de
cailloux de crainte de s’envoler, Julien Bocquant qui reconnaît ne s’être lavé
qu’une seule fois les dents, au régiment, pouah, et exhibant sa dentition
complète, couleur de corne de rhinocéros, preuve du bien-fondé de l’inutilité
de ce lavement dentaire : j’ai même mordu un cheval, Mélanie Beuvron qui
achète une horloge dans le style de son buffet de la salle à manger où elle ne
met jamais les pieds par crainte de l’abîmer (comme Marc Gerigaud qui a fait
l’acquisition d’un nouveau vélo mais continue d’utiliser l’ancien), Mauricette
Meignard qui déclare ne pas porter de culotte, avec cet argument
mystérieux : pas besoin de culotte pour élever ça (sur lequel ça, notre
oncle, en dépit de son habileté socratique, ne parvint à obtenir des
éclaircissements), ou encore Marie Parenteau qui explique sa technique du
« bain mosaïque » : le lundi elle se lave les pieds, le mardi
les bras, et ainsi de suite, de sorte que certains jours doivent vraiment se
faire attendre. Quand il sent que la saynète s’étend sur la durée d’un acte, et
que la qualité de l’intervenant vaut le déplacement, il envoie en douce
Clotilde, sa mère, nous chercher afin que nous puissions nous aussi bénéficier
de ce grand moment de théâtre. Avec le risque que notre venue mette un terme à
la représentation. Ce qui se produit souvent avec les interprètes féminines,
mais les hommes ivres continuent de plus belle, flattés de jouer devant un
public accru. Ceux-là parfois ne veulent plus quitter la scène, alors l’oncle
fait montre de son esprit romanesque nourri par ses rêveries d’enfant
solitaire. Après un coup d’œil échangé avec sa mère ou son épouse, l’une ou
l’autre s’éclipse du magasin en emportant un réveil, dont on entend soudain la
sonnerie stridente, suivie aussitôt d’une voix lançant par la porte :
Emile, le téléphone, qui met fin à la comédie.
Car, curieusement, l’oncle Emile, qui fut le premier à se
doter d’un réfrigérateur, d’un poste de télévision, d’une machine à laver, d’un
radiateur à accumulation, autant de témoignages de son enthousiasme pour la vie
moderne, n’a pas le téléphone, ce que rendrait pourtant nécessaire son
activité, d’autant que l’horlogerie-bijouterie se double d’un rayon de
mercerie-parfumerie-papeterie, tenu par les deux femmes de sa vie. Sa mère, il
ne l’a jamais quittée, et il n’a vu qu’une fois son père, dont il ne gardait
aucun souvenir. Mais, à deux mois, cela se comprend. On avait accordé au
combattant de Quatorze une permission exceptionnelle pour voir son fils
nouveau-né. Le père le vit et repartit faire don de son corps à la patrie,
laquelle, par le biais de la nation reconnaissante, grava son nom sur le
monument aux morts de la commune, situé derrière l’église, et adopta
l’orphelin. Du coup Emile, que sa claudication empêchait de courir avec les
autres enfants, grandit seul auprès de sa mère, s’arrangeant même pour
disparaître avant elle, à 1 heure de la retraite, au moment de quitter son
activité, sa maison et son observatoire, et alors que pointaient sur le marché
les montres à quartz, pour lesquelles il n’avait pas la science, et les
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