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Pour vos cadeaux

Pour vos cadeaux

Titel: Pour vos cadeaux Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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l’inox de l’aluminium, le verre blanc du verre trempé, le cristal
taillé du cristal moulé ? C’est exactement le temps qu’elle prit sur son
capital d’années pour retrouver le plein usage de la parole. Mais, quand elle
va s’y mettre, malheur à celui qui, assis près d’elle dans un train, engagera
imprudemment la conversation, il sera obligé de descendre deux stations avant
son terminus pour se soustraire au flot verbal de sa compagne de voyage. Quant
à porter le deuil, c’était la coutume, et pour les hommes d’arborer au revers
du veston un ruban de crêpe, mais cette insistance à se vêtir entièrement de
noir comme l’exact envers de la blancheur des linges du nouveau-né, continuant
de porter sombre bien plus longtemps que ne l’exigeaient les convenances.
Jusqu’à ce qu’elle se sente suffisamment prête et tombe les voiles ? Mais,
quand elle va hisser les couleurs, ils vont voir ce qu’ils vont voir.
    Pour l’heure, notre maman appelle à l’aide en forçant les
portes de la vie, et de ses poings fermés cogne contre cette cloison-membrane
qui l’empêche de faire provision d’air pur. Elle semble soudain si perdue, si
démunie, que nous gardons de cet instant zéro de sa seconde vie le souvenir
d’un effondrement. Pour elle, c’est le sol qui se dérobe. Jusque-là elle s’est
reposée sur ses grands hommes, le père et l’époux, quittant l’un pour l’autre,
adoptant le lendemain du jour anniversaire de ses vingt-quatre ans ce nouveau
corps percé par lequel elle différencie ses amours. Par lequel elle va livrer
au monde la vie et la mort. La vie à nous trois : Marie-Annick dite Nine,
Marie-Paule, la petite fille du magasin, dite Zizou, qui n’était pas tout à
fait son surnom, mais, le vrai, l’historique, elle n’a pas vraiment envie qu’on
le lui rappelle, celui que, selon la légende familiale, elle me devait, alors
je ne vais pas recommencer, et puis moi (qui goûte peu la compagnie des hommes,
dont les conversations me lassent), Jean, dont la fête le vingt-sept décembre
commémore le souvenir du disciple bien-aimé, celui qui témoigne au sujet de ces
choses et qui les a écrites, le porteur de bonne nouvelle, le quatrième
évangéliste, celui aussi, mais je n’y crois pas, quelque chose ne colle pas, de
l’Apocalypse, pas la même écriture, ce style grandiloquent, ampoulé, ce magasin
des accessoires de film de série B, les quatre chevaux, les flammes, les
cuirasses, le dragon, les épées, et le septième ange qui souffle dans sa
trompette, or normalement l’auteur est un ancien pêcheur, et pour ce qui est du
texte non synoptique, le poisson, la barque, les filets, les métaphores
concordent, mais là, non vraiment. A moins d’une démence sénile ou d’un
traumatisme suite au bain d’huile bouillante (ce qui expliquerait, par exemple,
le quatrième ange versant sa coupe sur le soleil et brûlant les hommes par le
feu). Donc Jean, comme celui-là, l’aigle à deux têtes, ce que je ne manquais
pas de rappeler quand on me confondait avec le courant, le Baptiste, le
solstice de juin, mais Jeannot au fait, pour toute la famille et les gens de ma
jeunesse. Jeannot que maman n’arrivait plus à dire au moment de mes exploits
littéraires, comme si elle ne reconnaissait plus le fruit de ses entrailles,
devenu soudain un presque étranger, mais d’où sort-il celui-là, de moi ou de ses
livres ? s’appliquant sur le tard, à soixante-huit ans, à m’appeler Jean,
ce qui sonnait bizarrement, presque faux, car Jean tout court, c’est
impossible, c’est froid, peu affectueux, au point que les seuls dans le bourg à
ne pas se servir de mon diminutif utilisaient une périphrase pour dire la même
chose, ce qui donnait Petit Jean (sur la justesse du qualificatif, il n’y a
rien à redire), ce qui me touchait, me bouleversait même, soudain je me sentais
aimable, au point qu’en retour j’aurais commandé des chapelets de saucisses,
des montagnes de rillettes, un baquet de saindoux pour témoigner, à ceux-là qui
tenaient la meilleure charcuterie du canton, ma gratitude. Mais on se
contentait de tranches de jambon coupées fines, et parfois d’une part de pâté de
foie fin, que le couteau de la charcutière estimait toujours plus large, comme
ça ?, un peu moins, ce qui l’obligeait à avancer le tranchant de sa lame
de quelques millimètres avant d’appuyer dessus et de détacher une portion
rosée, enrobée d’une pellicule de graisse

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