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Pour vos cadeaux

Pour vos cadeaux

Titel: Pour vos cadeaux Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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notre père dont nous savions aussi que dans sa jeunesse il était un fou de
natation, plongeant par tous les temps, téméraire au point de parier passer
sous le ventre d’une péniche qui circulait à l’époque sur le canal de Nantes à
Brest, la pression manquant de le coller sous l’étrave, au point qu’il crut ne
pas pouvoir remonter à la surface, il put puisque nous voilà, mais enfin, il
avait donc renoncé pour sa jeune épouse à l’un de ses passe-temps favoris. En
conséquence, et bien qu’elle batte à deux pas, notre père nous a peu emmenés
voir la mer.
    Ainsi notre maman perdait beaucoup en s’installant dans la
maison de Campbon sur la façade de laquelle on pouvait lire – une
carte postale de l’époque en témoigne –, sous la corniche,
Rouaud-Clergeau, à droite de chacune des deux fenêtres du premier étage,
poterie-verrerie, et ménage-éclairage, et au-dessus de la porte d’entrée du
magasin et de la devanture, en caractères plus grands, Faïences en gros. Où il
saute aux yeux (et peut-être s’en fit-elle la remarque en franchissant dans les
bras de son homme le seuil de sa nouvelle demeure) que dans cette table des
matières rien ne concerne la jeune immigrante. Ni le nom (encore que dans
Clergeau on peut voir une contraction de Claire (Bré)geau, et, le jeune Joseph
venant de perdre père et mère, peut-être recherchait-il la partie manquante du
diptyque dont il assurait le patronyme, la trouvant dans le nom ramassé de
l’épouse du tailleur, reformant donc avec la fille de celle-ci le couple initié
par ses parents disparus, de sorte que l’attirance pour le petit Loup chéri
relevait peut-être aussi d’autre chose, contre quoi, ces retrouvailles avec le
nom maternel, les charmes d’Emilienne ne pouvaient rien), ni le programme, et
encore moins ce titre générique : Faïences en gros. En
gros – elle, si menue, si délicate, si minutieuse, qui attachait un
tel soin à l’accomplissement du moindre de ses gestes. En gros ne colle pas du
tout. En gros, c’est la cuisine de cantine, les charentaises (notre maman
toujours sur ses talons), la blouse synthétique, les bigoudis, le linge repassé
à peu près, la vaisselle lavée à la va-vite et le torchon qui se charge
d’éliminer les traces résiduelles de graisse, la nappe choisie de couleur
sombre avec des motifs embrouillés sous le prétexte qu’ainsi ce sera moins
salissant, les clients expédiés, les renseignements approximatifs sur la
qualité de tel article – en gros, c’est tout le contraire de notre
maman. Elle, c’était Limoges et Aubusson. Comment pouvait-elle trouver sa place
en un tel lieu ? D’ailleurs, dès qu’elle prit à son compte les affaires du
magasin, elle s’appliqua à éliminer progressivement tout ce qui s’apparentait à
la quincaillerie, la droguerie et la partie non noble du commerce, de sorte que
sur le tampon dont elle usait pour ses cartes et ses factures elle fit
imprimer : listes de mariage, cadeaux, porcelaine. Mais porcelaine, bien
sûr, que la condition première pour tenir un commerce de ce genre est de
distinguer de la faïence, au premier coup d’œil, sans avoir à retourner
l’assiette, ce qui fait moins amateur de chine que celui qui prend des vessies
pour des lanternes.
    On comprend donc la crainte du jeune homme, au retour de ce
voyage de noces qui les amena à visiter la Provence, où ils furent mécontents
dans un hôtel de découvrir des lits jumeaux, qu’ils s’empressèrent (c’est notre
mère qui raconte, mais pour la suite à nous d’imaginer) de rapprocher, que sa
fraîche épouse, s’installant dans son nouveau cadre de vie, ne se cabre devant
les perspectives d’une existence sans grande envergure. Pour elle, fini les
soirées musicales, les tablées animées par de beaux esprits, les services de
Madeleine Paillusseau, les heures de piano. Tiens, au fait, comment se fait-il
que notre père n’ait pas pensé au piano ? Mais qu’il n’y ait pas pensé,
difficile à croire, la question s’est forcément posée. Aurait-elle décliné son
offre ? Dédette disait que, musicalement, des quatre enfants Brégeau, tous
poussés par leur père à l’étude d’un instrument, Annick était la plus douée. Et
donc du jour au lendemain, en même temps qu’elle modifiait son corps, elle
abandonnait sa famille, sa maison, son pays, son mode de vie, ses goûts ?
Sa sœur Claire, qui l’a précédée dix ans plus tôt à Campbon,

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