Pour vos cadeaux
entre deux sorties, dont les bons restaurants décidaient
de son itinéraire de vacances, qui fumait avec délectation la pipe et des
cigarillos, pédalait sur un ancêtre du vélo d’appartement, installé dans son
garage, tout en lisant son journal et continuant de glisser des morceaux de
sucre à Pyrex (si bien que notre petit chien mourut édenté), qui lissait ses
cheveux en arrière après s’être aspergé de pétrole Hahn, c’est cet homme, qui
un lendemain de Noël, sur le coup de dix ou onze heures du soir, entendit
tambouriner contre le mur de sa chambre, mitoyen de notre maison, entendit cet
appel au secours à travers la cloison, entendit son nom hurlé par l’épouse
affolée de son cousin, et qui arriva le premier sur les lieux du crime. Car
crime, cet effondrement brutal d’un homme de quarante et un ans, car il y avait
bien un corps étendu sur le sol de linoléum gris de la salle de bains, car
notre petite tante Marie, en Miss Marple mystique, arrivée peu après, son
chapelet à la main, ne s’y trompa pas, qui connaissait le coupable. Elle le
fréquentait depuis trop longtemps pour qu’un doute fût permis, sinon le doute
majeur : comment Celui-là qui se vantait d’être l’Amour avait-il laissé
faire une chose pareille ? Un imbroglio théologique tel qu’elle en perdit
la tête, avant de sombrer quelque temps après dans le coma et de tirer sa
révérence au milieu des fous. En quoi sa présence parmi ceux-là n’était pas si
insensée qu’il y paraît car de son point de vue, après ce qui s’était passé, il
ne servait pas à grand-chose d’avoir toute sa raison. Quant au poêle de sa
petite maison, qui dans cette affaire servit d’accusé sous le prétexte que des
émanations toxiques auraient endommagé son cerveau, il fut un alibi commode. Il
ne porterait pas plainte, ne chercherait pas à se défendre, au lieu qu’en
l’innocentant cela serait revenu à rendre notre père coupable, par sa
disparition subite, de la mort de sa tante. Nous étions trop sonnés pour
instruire un tel procès. Alors, accusons le poêle.
Mais notre mère, il semble que par ses coups portés contre
la cloison elle apparaisse pour le première fois, comme si toutes ces années
passées à s’occuper des siens avaient été une longue gestation, une attente,
que le moment venu – qui eût pu sans ce drame ne pas venir, nous
dissimulant alors un autre drame dont on n’eût jamais rien su, celui d’une vie
en sommeil – elle n’avait eu, privée si longtemps du poids de la
parole et se rappelant les roulements de tambour de la télévision destinés à
retenir son souffle dans les parages de la mort, que cette ressource primitive
pour signaler son entrée dans le monde, comme si par ce faire-part de décès
imminent qui résonne comme un tam-tam tragique elle signait en quelque sorte
son acte de naissance. Du coup on se dit que peut-être le deuil avait bon dos,
c’est-à-dire qu’on lui en faisait trop porter, que tout le chagrin ne revenait
pas forcément au disparu, qu’il fallait rendre à cette naissance les pleurs du
nouveau-né, faire le tri des larmes, séparer le formulé de l’effroi de la mort
de l’informulé du cri de la vie. Car elle crie, notre maman lâchée brutalement
dans la nuit de décembre, tout comme celui-là, le sorti des eaux, qu’on plonge sans
ménagement dans le grand bain d’azote et d’oxygène. Comment fait-on pour
vivre ?
Or, la fragilité du nourrisson, elle connaît. Elle a perdu
son premier enfant à trois semaines. On comprend qu’un an lui soit apparu comme
un horizon impossible à atteindre. Un an, alors que rôdent la mort subite et
mille embûches, un an pour apprendre les lois de l’équilibre et adopter la
position verticale, ce qui prit à nos ancêtres trois millions d’années, un an,
pour tout nouveau-né, c’est le bout du monde. Et ce silence qui sera le sien
après la disparition de notre porte-voix, qu’elle ne troublait que pour nous
demander ce que nous aimerions manger, de même que les bébés se calent sur leur
estomac comme s’ils avaient avalé un réveil, ce silence que nous attribuions spontanément
à ce drame qui nous laissait sans voix, on peut sans doute lui reprocher, à
notre mère, de n’avoir pas été précoce, mais combien de temps faut-il à un
enfant avant de correctement s’exprimer ? Cinq ans ? Six ans ?
Dix ans avant d’être en mesure de faire excellemment l’article et de
différencier
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