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Pour vos cadeaux

Pour vos cadeaux

Titel: Pour vos cadeaux Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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s’était empressée,
elle, de faire l’acquisition d’un Gaveau dans une salle des ventes, et les
moyens du ménage qu’elle formait avec l’oncle Jean n’excédaient certainement
pas ceux du jeune couple. L’obstacle financier tient d’autant moins que pour
éviter à la nouvelle maîtresse de maison tous les ennuis domestiques, Joseph, à
peine congédié la marâtre qui avait tenu les lieux pendant son absence, soit
deux ans de guerre pour cause de Résistance plus un an d’incorporation dans
l’armée régulière, et qui admit difficilement de devoir partager son pouvoir
avec la jeune épousée, l’entoura d’un essaim de petites mains laborieuses,
l’une pour la lessive, l’autre pour le repassage, encore une autre pour le
raccommodage et enfin une bonne à tout faire en permanence à demeure pour
s’occuper du reste. Il faut donc admettre que le problème du piano s’est
obligatoirement posé, et que c’est de son fait, à notre mère qui pouvait tout
avoir de son ancienne vie, qu’il n’y en eut pas à la maison, parce qu’elle ne
s’en sentait plus la vocation, ou qu’elle jugeait la dépense hors de propos,
et, conséquemment, que la question pour nous de l’étudier ne se soit jamais
posée. Ou quelquefois, secrètement, car c’était troublant cette aile de la
musique qui n’avait fait que nous effleurer, sans que nous ayons vraiment
compris pourquoi elle s’était détournée de nous. Ce qui fait qu’un jour vous
avez vingt-sept ans et vous sonnez à la porte de madame V.H. à Nantes,
professeur de piano, que vous tentez de convaincre, en dépit de votre âge
canonique, de vous donner des cours.
    Elle est donc celle qui tourne définitivement la page. De ce
qui s’est passé avant, elle ne veut plus entendre parler. Elle s’installe dans
sa nouvelle vie et tire un trait sur tout ce qui faisait l’ancienne : la
demeure familiale, Riaillé, Madeleine Paillusseau, ses amies de Françoise
d’Amboise, l’atelier paternel, le piano, la plage, négligeant du même coup, et
pour des raisons qui relèvent de sa chimie personnelle, de nous faire revivre
le meilleur de ses meilleures années, ce qui fait que des privilèges de son
enfance nous n’avons partagé qu’une version expurgée, notamment des bains de
mer, ce qui, après tout, nous a peut-être sauvés de la noyade. Mais avait-elle
à ce point le souvenir douloureux de ces bonheurs enfuis que se retourner était
pour elle une source de chagrin ? Avait-elle besoin de ce blanc volontaire
de la mémoire pour ne pas entamer son courage au moment d’affronter un terne
quotidien ? Ou encore préférait-elle garder par-devers elle cet
émerveillement, comme un diamant lançant ses éclats au cœur des jours sombres,
sachant, comme il est dit dans les Proverbes de Salomon, que chacun sent
l’amertume de son âme et qu’aucun autre n’aura de part à sa joie ? A
moins, plus simplement, de considérer qu’il n’était pas aussi rose qu’on
l’imagine, cet éden supposé de l’enfance, reconstitué à partir de quelques
photographies. Ou peut-être la nostalgie n’était pas son fait. Mais il est une
autre chose qui la condamne comme Orphée à ne pas se retourner, que nous avions
négligée parce qu’elle prenait si peu de place, juste un prénom suivi d’une
date gravés sur une plaque de marbre blanc, il est un moment dans sa vie à
partir duquel il lui est désormais impossible de regarder en arrière sans
qu’entre son présent et sa vie ancienne ne s’interpose la figure d’un
nouveau-né, immobile dans son berceau, image d’Eurydice renvoyée définitivement
aux enfers. Car la maternité nantaise, le fin du fin, l’excellence, son
directeur s’était bien gardé de divulguer l’information, mais elle abritait
dans ses murs le virus du choléra.
    Ainsi le petit Pierre victime d’un mal millénaire, même si
son histoire se situe bien après Pasteur, c’est-à-dire qu’en mil neuf cent
quarante-sept on savait qu’il ne fallait pas se fier aux apparences et que le
loup qui avait alimenté nos peurs jusqu’en ce jour de l’armistice de mil neuf
cent dix-huit où il signa son ultime forfait (une femme fut retrouvée dévorée)
n’était pas parmi les organismes vivants celui qui avait fait le plus de ravages.
Mais forts de cette connaissance de l’invisible, nous nous pensions sortis d’un
moyen-âge de cauchemar, où, avançant avec son amie la peste, le choléra sommait
les pauvres habitants de

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