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Pour vos cadeaux

Pour vos cadeaux

Titel: Pour vos cadeaux Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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il n’eût plus été
question. Donc, si vous tenez à ce que vous êtes, ou ne serait-ce qu’à cette
histoire racontée de la sorte, inutile de refaire le monde, d’inventer une
machine à remonter le temps pour porter au petit cholérique cette solution de
sels de réhydratation qui eût enrayé le mal. Car si vous le soignez, vous êtes
mort. Ne jouons pas aux apprentis sorciers. C’est triste, bien sûr, mais
reconnaissons qu’à ce Pierre météorite de trois semaines nous devons la vie. Et
d’ailleurs il aura laissé si peu de traces que nous pouvons bien vivre comme si
de rien n’était. Sans dommages apparents. Du moins c’est ce que l’on croit.
Car, en y regardant de plus près, il se passe des phénomènes étranges, comme
celui-là, par exemple. Vous vous rappelez que les enfants Burgaud, c’est-à-dire
Brégeau, sont au nombre de trois : il y a Marthe, Anne et Lucie (pour
Claire, Annick et Dédette), soit trois sœurs. Ce qui tombe bien : trois
comme les sœurs de Tchékhov (lequel se dépensa sans compter auprès des paysans
de Mélikhovo frappés par le choléra), trois comme les Parques, qui savent comme
les filles du tailleur manier le fil, trois comme nous trois, quand nous ne
comptons pas ce brouillon de vie qui se contente d’une seule date sur la pierre
tombale du caveau familial. Alors qu’en réalité il y a un manquant dans ce
récit. Entre Annick et Dédette, il convient de rajouter un quatrième enfant au
couple formé par Alfred et Claire Brégeau, Paul, débarqué de sa propre histoire
au nom d’on ne sait quoi, coupé de ses sœurs, renvoyé dans les limbes, privé de
fiction. A se demander s’il ne paye pas pour ce bébé éclair dont il commémore
par son éviction l’effacement (d’ailleurs, Pierre et Paul, le calendrier les
fête le même jour), à se demander si ce n’est pas notre petit Pierre qui
souterrainement signale ainsi, par cet escamotage romanesque du frère, son
absence au monde.
    Et dans le tam-tam tragique de notre mère en ce lendemain de
Noël, martelant de ses poings le mur mitoyen, appelant Emile à son secours,
qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ? Cette façon qu’elle avait parfois,
quand nous n’agissions pas selon ses vues, c’est-à-dire chaque fois que nous
apportions un changement dans nos vies, et donc un bouleversement dans le
minutieux arrangement de ses jours et de ses pensées, de jouer à la femme
blessée, évoquant à mots couverts ses malheurs passés, comme si par notre
comportement nous ouvrions une énième plaie à son flanc, comme si à
l’inventaire rapide de ses drames (elle est celle qui inverse le cours des
choses, perdant d’abord un enfant, puis l’époux, puis le père, quand l’ordre
naturel commencerait par éliminer le plus âgé) il convenait d’ajouter tout ce
que nous ne savions pas. Et là on en restait baba, car, à moins d’un terrible
secret, il nous apparaissait que jusqu’à ce rendez-vous mortel à la maternité,
l’année de ses vingt-cinq ans, la vie s’était montrée à son égard plutôt
bienveillante, et même la guerre, dont Riaillé avait connu une version très
édulcorée, puisque la commune ne fut jamais occupée par l’armée allemande et
que les forêts alentour, giboyeuses, avaient généreusement alimenté, en cette
période de restriction, la table de la famille Brégeau – relative
abondance dont, notre maman insistait, les siens avaient su faire profiter les
déshérités. Alors quelle était cette face cachée qu’elle nous laissait imaginer
grêlée de larmes, dont elle ne nous livrait qu’un sous-entendu affligé ?
    Nous, peut-être. Car enfin, à toutes les jeunes femmes
heureuses de lui annoncer qu’elles attendaient un enfant, elle répondait d’un
air attristé quelque chose comme : mon Dieu, c’est affreux, je vous plains
beaucoup, ce qu’on peut souffrir, vous ne savez pas ce qui vous attend, c’est
inhumain, bien sûr je suis heureuse d’avoir mes enfants mais si c’était à
refaire, avant de recenser tous les cas dans la région de grossesses ayant mal
tourné, de fœtus morts, d’infections intra-utérines, d’enfants victimes de la
toxoplasmose – ah bon, vous avez un chat ? –, de bébés
bleus de froid qu’on oublie sous les infrarouges, à qui l’on envoie en couveuse
de l’azote au lieu de l’oxygène, qu’on perfuse avec le désinfectant à la suite
d’une inversion de flacons, qu’on réanime alors que le cerveau a connu

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