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Pour vos cadeaux

Pour vos cadeaux

Titel: Pour vos cadeaux Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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de l’Histoire, estimaient sans
doute que les temps nouveaux étaient arrivés pour lesquels ils avaient lutté,
ce qui n’était évidemment pas l’avis des gardiens de la tradition qui jugeaient
quant à eux que ces jeunes exaltés leur avaient causé plus de soucis qu’autre
chose au cours de cette cohabitation forcée. Après tout, et à condition bien
entendu de s’être conduit de même avec lui, l’occupant s’était montré correct,
même si on avait eu à déplorer les écarts de quelques rigoristes, comme cet
officier hébergé chez l’oncle Jean et la tante Claire, qui de tout son séjour
ne leur adressa jamais la parole, posant son revolver à côté de son assiette
tandis qu’il mangeait, et d’ailleurs c’est tout juste s’il ne tirait pas sur
son morceau de viande quand celui-ci – une fibre un peu
nerveuse – lui résistait. Mais en fait de viande il s’agissait plutôt
de choux, comme hier et, il pouvait le craindre, comme demain, ce qui le
contrariait et le mettait d’encore plus mauvaise humeur – on comprend
bien, mais à qui la faute ?
    On peut donc parier que feuilleter la presse de l’époque ne
nous apprendrait pas grand-chose. Et peut-être vaut-il mieux s’en abstenir
plutôt que d’y lire les irréprochables états de service du directeur, sa
bravoure passée, comment il aurait, par exemple, à la libération de la ville,
accueilli dans son établissement une femme enceinte des œuvres d’un envahisseur
avant de la rendre, dégagée de l’enfant, à la foule enivrée pour qu’un apprenti
coiffeur la tonde. Peut-être même, étant donné la solidarité entre les
puissants, ne trouverait-on pas une ligne. Alors rappelons que Pierre, premier
de la fratrie, est mort quelques jours après sa naissance par l’incurie de ce
notable, et que notre épisodique maman quitta la maternité les bras absurdement
vides, soutenue par le grand Joseph qui vit dans ce drame la suite logique de
ses malheurs, s’enfermant dans un silence qu’elle eût aimé rompre :
parle-moi de cette douleur fantôme dans le creux de ma poitrine, est-il
possible de souffrir autant d’un membre absent ? Mais il ne dit rien, au
point qu’elle se demande si le chagrin l’atteint autant qu’elle, si ce désir de
vengeance qui le pousse à crier qu’il aimerait casser la figure à celui-là, le
soucieux de son renom, n’est pas simplement un reste de ces années de
Résistance où l’on se faisait justice soi-même. Mais nous qui maintenant
savons, ayant bénéficié des confidences de la tante Claire, que le temps a
prescrites, – et c’est étrange car, du coup, et bien que n’étant pas
alors de ce monde, nous savons ce qu’alors ils ignoraient, ces paroles retenues
de l’un à l’autre, ces émotions rentrées, comme si nous étions la pointe
avancée dans le temps d’un triangle de communication, point satellitaire du
futur par où transite l’information entre nos deux parents –, nous
comprenons mieux les raisons de son silence : comment dire ce sentiment de
malédiction qui l’accable, cette guigne accrochée à sa vie comme une seconde
peau indécollable et qui le rend coupable de ce malheur qui pour lui n’a rien
d’inédit, ce même malheur qui le condamna jadis à demeurer fils
unique – injure qui dans les cours de récréation le mettait en
fureur ? Comment expliquer à son petit Loup chéri dans le comble de
l’affliction qu’il lui semble, après cette courte embellie de la rencontre, que
la mort en lui a repris son travail de sape ?
    Ainsi il y a, planant au-dessus de nos vies à venir cette
petite ombre bleu pourpre, comme une tache originelle, du martyre de Pierre.
Or, bien qu’au fait de cette histoire, de cette existence balbutiante
interrompue par le mépris d’un notable, vous qui venez après n’en prenez pas
ombrage. Ce petit corps évacué dans une boîte à peine plus grande qu’une boîte
à chaussure, vous l’avez sans états d’âme particuliers passé par profits et
pertes. Et pour une raison simple : on ne pleure pas ni ne regrette qui
l’on n’a pas connu. Inutile de se lamenter sur le grand frère perdu, quand
ledit grand frère, à un mois, vous étiez déjà plus grand que lui. Et puis, en y
réfléchissant, il vous apparaît que s’il avait vécu, c’en était fait de vous.
Dans cette hypothèse, l’ordre des naissances eût été bousculé, et de vous, né
par exemple un treize décembre mil neuf cent cinquante-deux,

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