Pour vos cadeaux
sa
portière, cet autre qui débarque avec un pansement sur le front parce que
rasoir en main il a glissé sur le sol carrelé de sa salle de bains, cet autre
encore qui se propose d’offrir à son épouse un vase et qui arrête son choix sur
un saladier en avançant qu’il lui suffira de couper les tiges. Car ce sont
surtout les hommes qui font les frais de ses pointes moqueuses. Ce qui est une
façon d’exprimer sa solidarité féminine, jamais prise en défaut, et de régler
peut-être quelques comptes.
Autant de récits que nous écoutions à chacun de nos
passages, qu’elle commençait toujours de la même façon, en partant de très
loin, avec cet incipit obligé : j’étais au magasin. Où, par exemple, elle
préparait un paquet pour madame Un tel destiné à sa nièce, qui devait épouser
un garçon qu’elle avait rencontré dans un hôtel d’une station des Alpes où elle
faisait la saison d’hiver, et dont le directeur avait été dans le même régiment
que son oncle, à Nancy, d’où il avait rapporté des bergamotes, qui avaient fait
la joie de sa grand-mère, laquelle avait succombé peu après, non pas victime
d’une indigestion mais d’un excès de sommeil d’où elle n’était jamais sortie,
mais déjà nous manifestons notre impatience, oui, bon, d’accord, expédions les
préambules, venons-en au fait, car pour nous appâter elle nous a annoncé une
histoire étonnante, que l’on devine drôle à cette façon gourmande de
dire : vous ne me croirez pas, quand elle n’a jamais dû mentir de sa vie,
sauf ce seize septembre mil neuf cent quarante-trois où elle sécha son cours de
comptabilité pour les beaux yeux de Pierre-Richard Wilm, ce qui, au vu des
conséquences, dut la dégoûter à jamais du moindre écart avec la vérité, mais
devant nos protestations elle s’énerve un peu, se vexe, lèvres pincées et
menton tremblant, comme si nous lui coupions ses effets, alors que chaque étape
de son histoire a son importance, et que, si nous manquons la grand-mère, les
bergamotes et Courchevel, nous ne comprendrons rien à ce qui va suivre, d’où
l’intérêt de bien se mettre dans la tête qu’après avoir emballé le cadeau pour
la nièce elle avait fermé le magasin, car il était plus de sept heures trente,
et entrepris de vider sa caisse, tout en pensant à ne pas oublier de passer
commande d’une assiette motif fruit de la passion aux Etablissements du Roi de
la porcelaine. Sinon, ce n’est même pas la peine. Elle préfère arrêter tout de
suite. Soit, reprenons. Donc, tu étais dans le magasin.
Le magasin, c’est son repaire, son antre, son lieu de
rencontres et d’échanges, son ouverture au monde, son bureau des pleurs et des
joies, son fief, sa vraie vie. Chaque jour de la semaine, moins le dimanche
après-midi et le lundi, elle y reçoit. Elle en est le centre immobile et
toujours en mouvement, sorte de quartz vibrant qui donne la mesure du temps.
L’univers gravite autour. Sans doute a-t-elle rêvé un jour d’une autre vie,
mais le destin, qu’elle ne discute pas, l’a posée là, d’où elle n’a pas du tout
l’intention de partir. Il n’y aura que la mort pour l’en chasser, qu’elle tient
à distance après l’avoir déjà repoussée, comme elle repousse l’idée d’une
possible retraite. Puisque le temps lui a été chichement compté, elle a mis au
point une stratégie pour en ralentir la marche, qui consiste à répéter
rituellement les mêmes gestes, sans ostentation, sans se laisser divertir par
de lointaines projections dans le futur, simplement portée par la nécessité du
travail à faire, et à bien faire, comme elle lave la vaisselle, repasse le
linge, range ses armoires, effectue de petits travaux de couture, remplit ses
bordereaux, aligne ses colonnes de chiffres, confectionne ses étiquettes
qu’elle découpe dans des boîtes de carton blanc qu’elle réserve à cet usage,
écrivant avec une application d’élève modèle le prix, la nature de l’article,
la référence, ne manifestant aucun signe d’impatience quand la main pourrait s’accorder
une faiblesse, rien qui dans ses gestes pourraient dénoncer la fatigue ou la
volonté empressée d’en finir, aucun soupir, l’humeur toujours égale dès lors
qu’elle est à la tâche, neutre, pleinement à ce qu’elle fait tout en gardant
l’esprit détaché, lâchant négligemment, tandis qu’on la croit absorbée par ses
comptes : je mangerais bien une glace, en
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