Pour vos cadeaux
tasse amputée de son anse, un
vase ébréché, des verres dépareillés, une théière sans couvercle, un ensemble
sel-poivre sans la salière). C’est son côté écureuil, savoir, non pas la figure
de l’épargnant, mais le brouillon affairé qui, à force de multiplier les caches
pour ses provisions d’hiver, finit lui-même par les oublier. Ce qui ménage des
surprises : en cherchant tout autre chose on tombe sur un stock
d’enveloppes, de fiches cartonnées, de crayons achetés par boîtes, voire sur un
carnet de timbres (celui-là pour les collectionneurs, le prix affiché n’étant
plus d’actualité). Ce qui ne vous autorise pas, cette preuve que tout n’est pas
parfait dans son rangement, à faire la moindre remarque. Voulez-vous la
fâcher ? Proposez-lui un grand nettoyage par le vide. Vous la verrez
instantanément se fermer, faire la tortue romaine, et marmonner quelque chose
qui vous dissuade de vous mêler de ce qui, très justement, ne vous regarde pas.
La vision à long terme, c’était notre père. C’est lui qui
décide d’agrandir le magasin, d’annexer les caves et d’en faire un sous-sol, ce
qui pouvait sembler étrange à l’aube des années soixante dans un bourg de
campagne. Mais lui ne se soucie pas d’arrêter le temps. Il veut au contraire se
dépêcher d’aller voir plus avant si quelquefois ce ne serait pas plus
intéressant pour lui, si ses mérites n’y seraient pas davantage reconnus.
Regardez-le, le grand homme, qui tente de caser ses talents et ses rêveries
dans ce que la vie lui a concédé, commandant à un faïencier de Quimper une
série de cendriers sur lesquels il avait fait inscrire : Pour vos
cadeaux / Maison Rouaud. Au nom de quelle résignation devrait-il se
contenter de cet univers étriqué ? Alors il s’évade, parcourt la Bretagne
et, dans la chaleur moite de sa voiture empuantie par la fumée de ses Gitanes,
il élabore ses grands projets pour la maison, le jardin, le magasin. Il n’a pas
eu droit aux lumières de la ville ? En familier du « Bossu » et
de sa fière devise, il fait venir la ville à lui : deux étages qui feront
comme un grand magasin. A peine a-t-il fait le tour de son nouvel emploi qu’il
veut en changer. Décide-t-il soudain de déplacer une cloison qu’il s’empare
d’un marteau et à dix heures du soir entreprend de l’abattre. A côté de ce
mouvement perpétuel, imaginez celle qui voit la vie comme un lac tranquille.
Dans son sillage elle suit, renâcle un peu, mais ne dit rien.
A la mort de notre grand timonier il y a deux projets en
suspens. A l’arrière, le jardin et son plan versaillais avec chaos rocheux, cascades
et parterres de roses, et, à l’avant, le remodelage, commandé à un architecte,
de la façade. Présenté sur une large feuille de papier Canson noire punaisée
sur une planche de contreplaqué, tout en surface vitrée rendue par des nuances
gris-bleu, fuselé par la perspective, comme si son point de fuite se situait
quelque part vers le haut de la place du côté du café-tabac de Marie Régent,
fronton jaune et seuil noir, lettres rouges en relief annonçant
Vaisselles-Cadeaux, notre vieux magasin après cette cure de jouvence est
méconnaissable. On ne pourra plus à cette enseigne nous soupçonner
d’arriération. Nous sautons de plain-pied dans la modernité. Nous voilà
propulsés à la pointe du progrès. Mais, à trop vouloir brûler les étapes, notre
homme pressé s’épuise. Parti de trop loin. A force de bousculer le temps, le
temps va soudainement lui manquer, qui se dérobe sous ses pieds un lendemain de
Noël. Dès lors, comme pour ces chambres mausolées que l’on condamne, où a vécu
le grand homme, où la poussière est pieusement conservée comme s’il s’agissait
de ses cendres, on ne touche plus à rien. Le temps s’arrête, se met en pause.
Les deux projets seront enterrés avec lui. Les pierres rapportées de Bretagne
disparaîtront bientôt sous les hautes herbes dans le fond du jardin, que nous
redécouvrions à chaque épandage d’un désherbant, et le dessin de l’architecte
sera remisé dans l’armoire à vêtements, sa planche nous servant à l’occasion
pour agencer nos puzzles de plus de trois cents pièces.
En évoquant parfois ce qu’eût été le magasin si son
concepteur avait vécu, c’est-à-dire tout autre chose qu’on ne saurait imaginer,
sans doute ne serait-il resté plus rien de la maison d’habitation, entièrement
squattée par
Weitere Kostenlose Bücher