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Pour vos cadeaux

Pour vos cadeaux

Titel: Pour vos cadeaux Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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au-dessus de l’oreiller du « Déjeuner sur l’herbe » où des
hommes habillés ont cette chance incroyable de pique-niquer avec des femmes
nues, et l’applique murale tout en plastique et lignes géométriques que vous
avez souhaitée ardemment parce qu’elle vous semblait faire preuve d’un goût
résolument contemporain, et le lavabo, et la commode bricolée par vos soins
pour démontrer que vous pouviez faire aussi bien que votre père, n’aient pas
saisi l’ampleur du changement en cours. Ce dont effectivement vous commencez à
douter lorsque, après que vous avez réintégré la cuisine, s’inquiétant de votre
absence et découvrant votre visage congestionné qui n’a pas eu encore le temps
de se vider de son sang, votre mère s’inquiète : tu es malade ?
Avant, en réponse à votre moue bougonne, de vous souhaiter une bonne santé pour
l’année en cours. Et vous lui en voulez, quand elle ne vous a rien demandé, ni
n’a exigé à aucun moment votre présence, vous lui en voulez d’avoir déjà remis
le cours de choses sur sa pente naturelle et désolée.

 
    Nous pourrions presque dater la sortie de son long tunnel,
il suffirait de consulter les registres de l’état civil, de repérer celui-là,
l’ancien comptable qui venait de mourir, et affirmer que de ce moment notre
mère a basculé de l’autre côté de sa vie. Mais une sortie joyeuse après dix
années de traversée du chagrin, ponctuée par un rire inextinguible, un rire
inondé de lumière, saluant son retour parmi le monde des vivants, alors que
revenant de rendre une visite au défunt, après avoir attendu la fermeture du
magasin pour participer à la veillée funèbre, elle essayait de nous expliquer,
entre deux hoquets hilares qu’elle tentait d’étouffer en posant trois doigts
sur la bouche, qu’à la place du mort, exposé sur son lit, ventripotent, massif,
tel que nous l’avions connu, elle avait cru voir, à la faveur de la pénombre
sans doute, mais avant, qu’on lui rappelle qui est qui dans le couple formé par
les célèbres duettistes américains, alors, si Laurel est le petit maigre, c’est
bien Hardy qui reposait sur la couche mortuaire, et, de l’instant où la
ressemblance lui était apparue, il lui avait été presque impossible de garder
son sérieux, alors que les uns et les autres qui selon la tradition s’étaient
déplacés pour dire un dernier adieu au disparu, affectaient une mine de circonstance,
elle, obligée de choisir un coin d’ombre dans la chambre faiblement éclairée
par la flamme tremblotante des deux candélabres placés à la tête du lit,
faisant semblant de céder courtoisement sa place à un arrivant pour mieux se
retirer et en arrière essayer de comprimer ce fou rire qui la gagnait à mesure
qu’elle imaginait le toujours très sérieux Oliver Hardy affrontant une
situation aussi délicate que sa propre mort, se demandant comment il allait
s’en sortir, car enfin il était impensable qu’un plan fixe aussi long ne
s’achevât pas par un formidable pied de nez, une plume échappée de l’oreiller,
volant sous le nez du gros homme, déclenchant un gigantesque éternuement qui
plonge la pièce dans le noir en soufflant les bougies, ou encore le même se redressant
brusquement sur son lit après que celui-ci s’est effondré sous son poids. Mais
le plus dur était pour la suite, cette gravité qu’elle devait afficher au
moment de se porter à la hauteur de la fille du défunt, Thérèse, effondrée,
sonnée par le départ de celui qu’elle n’avait jamais quitté, qui l’avait
peut-être dissuadée de le faire, mais ce n’était pas une raison pour paraître
se réjouir de sa disparition. Et maintenant elle se mord devant nous les joues.
Où l’on comprend la difficulté de l’opération qui consiste à égrener devant
l’éplorée un chapelet de formules de condoléances bien senties sans paraître
s’en fiche comme d’une guigne, alors qu’il vous vient à l’esprit que le défunt
est encore plus gros mort que vivant, et du coup nous voilà gagnés par le même
fou rire, suspendus aux lèvres de notre mère dont on attend que tombe
l’expression même de la consolation, mais c’est plus fort qu’elle, et, à
nouveau secouée d’un formidable éclat de rire, elle nous explique que ce n’est
pas fini, que Thérèse, aussi volumineuse que son père, enveloppée dans ce qui
semblait être le rideau du salon mais qui était en fait une robe, avait

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