Pour vos cadeaux
ses rêves de grandeur, et nous logés Dieu sait où, notre mère qui
ne voulait pas paraître en reste glissait parfois en soupirant : ah, si
j’avais dix ans de moins, déclinant à haute voix l’usage qu’elle eût fait de
ces trois mille six cent cinquante-deux jours, au cours desquels elle eût
acheté la demeure voisine, percé le mur mitoyen, créé un vaste ensemble dans
lequel elle eût ajouté tout ce qui concerne l’installation d’un jeune ménage,
hors l’ameublement et l’électroménager, développant un nouveau secteur autour
des arts de la table. Mais elle ne semblait pas y croire vraiment. On avait
beau jeu de lui rappeler que dix ans plus tôt, au moment où elle exprimait déjà
ses regrets dans les mêmes termes, elle avait ses dix ans de moins qui lui
faisaient défaut aujourd’hui. Au vrai, il fallait surtout comprendre que
c’était une façon de couper court aux éventuels reproches qu’on pouvait lui
faire concernant l’état de conservation avancé et la vétusté de son magasin.
Bien que semblant préoccupée de poursuivre le grand œuvre
que, selon son analyse, seul le temps et un passage de témoin trop tardif
l’avaient empêchée de mener à bien, elle est philosophiquement à l’opposé de la
conception paternelle. Elle, la clé de voûte de son système, c’est que chaque
jour se répète à l’identique, savoir : neuf heures sonnent au clocher de
l’église, elle repose précipitamment sa tasse de café au lait sur la table et,
tout en s’essuyant la bouche avec sa serviette, court ouvrir la porte de son
magasin. La journée est lancée. A partir de quoi elle tolère quelques principes
d’incertitude liés au temps qu’il fait, à la saison et à l’incidence de ces
facteurs et de quelques autres sur la fréquentation. Tout ce qui vient rompre
cette savante monotonie orchestrée autour des heures d’ouverture de son
commerce est considéré comme une intrusion brutale risquant d’introduire le
virus du temps dans ce laborieux exercice de surplace. Ce qui, de fait, ne
permet pas de se lancer dans une politique de grands travaux dont on attend à
plus ou moins longue échéance des changements radicaux. D’où aussi ses réactions
violentes quand survenait quoi que ce soit l’obligeant à reconsidérer l’ordre
de ses jours : une visite impromptue ou même annoncée, ce qui pour le
dérangement revient au même, une invitation la contraignant à abandonner,
fût-ce pour un après-midi, sa maison, l’arrivée d’une nouvelle figure dans le
cercle familial, voire l’annonce d’une naissance à venir. Ne comptez pas
qu’elle se réjouisse avec vous de ce qui vous semble heureux, dès lors que
l’événement contrarie ses plans. Elle n’est pas du genre à se précipiter à la
maternité pour découvrir ses petits-enfants – ou le lundi, son jour
de fermeture. Sa réaction première est de manifester son mécontentement face à
tout ce qui risque d’entraîner un bouleversement dans sa vie aux règles quasi
monastiques. Et, comme elle ne sait pas exprimer sa colère par un éclat net et
tranchant, cela se traduit par des réflexions bougonnes, maladroites
(d’ailleurs je sais très bien, ou : ne me faites pas dire ce que je n’ai
pas dit), blessantes quelquefois, accompagnées d’une moue ostensible, yeux
baissés et sourcils froncés. Le temps qu’elle intègre la nouvelle donne à son
univers, quelques semaines tout au plus, et puis tout recommence.
Il n’y a que certains dimanches après-midi qu’elle fait
connaissance avec l’ennui, où, pour peu qu’elle n’ait plus rien à faire, ce qui
est rarissime, elle s’assoit dans un fauteuil de la salle à manger, écoutant
vaguement de la musique, la tête en appui sur une main, en regardant par la
fenêtre la vigne vierge qui envahit le mur d’en face. Ce qui l’effraie un peu,
ce vide soudain, et ne l’incite guère à envisager de mettre un terme à ses
activités. Pour le reste, toutes ses journées sont remplies à ras bords. Même
si le minutage, hors les heures d’ouverture, en est assez lâche – elle
est d’ailleurs fâchée avec ses réveils qui n’arrivent pas à se mettre d’accord
entre eux –, elle veille à observer un certain rituel. Le vendredi soir,
par exemple, est consacré à sa mise en plis. Cuisine rangée, après s’être
shampouinée, elle s’installe en bout de table, serviette posée sur ses épaules
comme un châle, dispose devant elle un miroir
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