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Pour vos cadeaux

Pour vos cadeaux

Titel: Pour vos cadeaux Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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faisant un petit bruit humide
avec sa bouche, tout en sachant qu’il n’y en a pas, mais c’est une information
que nous pouvons éventuellement retenir pour un autre jour, ou bien, alors
qu’elle épluche une laitue et que sans ménagement elle élimine les feuilles
vertes qu’elle arrache à grands gestes pour ne conserver que le cœur blanc et
tendre : on n’est pas des lapins, lâche-t-elle avant de ponctuer sa remarque
d’un éclat de rire. Ce qui la préserve, cette pensée vagabonde, du travers des
solitaires qui ont une idée bien arrêtée sur tout, n’en démordent jamais et ont
une fâcheuse tendance à ne pas s’écarter d’un millimètre de leur ordonnancement
minutieux. Au lieu qu’elle, cette application qu’elle met à l’ouvrage
s’accompagne d’un désordre tentaculaire qui surprend le visiteur obligé
d’écarter des piles de dossiers s’il veut s’asseoir dans son bureau, qu’elle
gère sans même y prendre garde quand elle est la seule à s’y retrouver, et qui
résulte de cette volonté de ne pas faire de plans à long terme.
    Ainsi son système est bien verrouillé. Nul ne peut prétendre
la remplacer au pied levé, faute de comprendre quoi que ce soit à son curieux
sens du rangement. Et, comme elle refuse d’envisager un futur, s’attachant à
résoudre les problèmes au jour le jour à mesure qu’ils apparaissent sans
chercher à les anticiper, l’installation provisoire est la brique fondamentale
de son univers : étagères rajoutées, composées de cartons empilés
recouverts d’un plastique adhésif dont le seul mérite esthétique est d’utiliser
une fin de rouleau, comme les marins pêcheurs repeignent leur barque avec des
fonds de pots de peinture, socles bricolés avec des mesures récupérées dans les
barils de lessive pour rehausser à l’arrière d’une étagère un vase ou un petit
sujet style Pompadour, les mêmes barils, précieusement conservés et maquillés,
servant de présentoir aux manches à balais, rouleaux de papier-cadeau, chutes
de toiles cirées, de stèles pour une boîte remplie d’épongés ou de sachets de
boules antimites. Partout des fiches volantes, des notes éparses sur
d’anciennes enveloppes dépliées qu’elle utilise comme brouillons, des trombones
distordus aux fonctions multiples, des dévidoirs de rubans adhésifs reconvertis
en presse-papiers, des petites boîtes sans couvercle qui ramassent tout ce qui
traîne, des punaises aux étiquettes d’articles vendus, en passant par les
attaches en plastique translucide rigidifiées par deux minces fils métalliques
parallèles, les élastiques multicolores depuis qu’ils ne se contentent plus de
la teinte caoutchouc orange cramoisi, les vis et les écrous provenant de
poignées de casseroles, un ressort d’épingle à linge, des capuchons de stylos,
des aiguilles, des crochets bricolés-maison, une lame de rasoir, un cadran de
montre, un verre de lunettes, et autant de minuscules objets non identifiés.
    A-t-elle du mal à ranger ses papiers dans son bureau (elle
garde tout, factures, agendas, bons de commande, de livraison, prospectus,
catalogues, souches de chéquiers, relevés de comptes – il n’en manque
pas un seul depuis les débuts du magasin –, calendriers grand format
offerts par ses fournisseurs, almanachs des postes présentant la collection
complète des chatons, fleurs, châteaux, sur un demi-siècle, cartes de vœux,
bordereaux, enveloppes récupérées, carbones usagés, horaires de train
Paris-Nantes depuis la guerre) que, pour faire face à cette prolifération, elle
investit dans des meubles de bureau successifs, un petit classeur s’empilant
sur le précédent commandé un an plus tôt, l’un en bois, l’autre en carton, et
ainsi de suite, au coup par coup, jusqu’à voir son territoire rétrécir peu à
peu comme sous l’effet d’une moisissure polymorphe. Et, bien sûr, cette quête d’immobilisation
du temps ne se limite pas au bureau. Armoires et buffets débordent d’objets
inutilisés depuis longtemps mais qu’elle se refuse à considérer comme périmés.
On ne sait jamais. (Ainsi les costumes de notre père, quand elle pensa à les
donner, bien qu’ils n’eussent pas été décrochés de leurs cintres depuis trente
ans, le tissu en était devenu raide, craquant, comme une vieille bâche exposée
aux intempéries. Quant à la vaisselle, nous avons la malchance de récupérer
tout ce qui n’est plus bon à la vente : une

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