Pour vos cadeaux
fois pour toutes le parti des plus
humbles. Puisqu’on l’a mise là, elle a épousé leur cause, comme un Robin des
Bois dans sa forêt de Sherwood. Ils sont la raison d’être de son action. Si
elle fait preuve d’une même aménité à l’égard de tous ceux qui poussent sa
porte, elle est d’abord là pour ceux-là qui n’osent s’aventurer dans les beaux
quartiers, intimidés par les beaux magasins et leurs mentors. Et les beaux
quartiers commencent tôt pour eux, c’est-à-dire au-delà des deux mille
habitants de notre cité, catégorie qui englobe les deux villes voisines
lesquelles, doublant ce score, en profitent pour se doter d’un quasi-statut de
capitales. En prenant la tête de cette croisade, elle renonce donc à tout ce
qui pourrait rehausser son prestige, les coquetteries, les bibelots chics, les
marques prestigieuses, la clientèle pseudo-distinguée, pour s’adapter au goût
parfois incertain des plus modestes obligés de composer avec le peu qu’ils ont,
forcés de trouver des qualités esthétiques à ce qui demeure dans leurs possibilités.
Habituée à faire ses choix à travers leurs yeux, elle avoue parfois de ne plus
savoir ce qui lui plaît vraiment. Tel objet est-il beau ou laid, ce n’est pas à
elle d’en décider dès lors que s’illumine le visage de celui-là qui ne pensait
pas y avoir droit. Ce qui l’amène à rogner sur ses marges bénéficiaires, ne
s’accordant que de quoi assurer son indépendance et la pérennité de son
affaire, deux choses à quoi elle tient pardessus tout. Le profit, elle s’en
moque, n’imaginant même pas que certains puissent penser à s’enrichir sur le
dos des humbles. Elle marche essentiellement à la reconnaissance (ce qui nous
vaut à chacune de nos visites d’entendre, dressée par elle, c’est sa faiblesse,
la liste des louanges que lui adressent ses fidèles et qui tournent toujours
autour des mêmes thèmes : le choix étendu de ses articles, leurs prix
défiant toute concurrence, sa gentillesse et sa compétence). Forte de ces
retours encourageants, aucun commentaire hautain sur ses activités ne la ferait
changer d’un pouce sa ligne. Elle mène ainsi obstinément sa révolution
silencieuse. (Il faut l’entendre commenter les images d’une manifestation
ouvrière qui a dégénéré, avec vitrines brisées, voitures incendiées et
affrontement avec les forces de l’ordre : les pauvres gens, on les pousse
à bout – et elle ne parle pas des agents de la sécurité publique qui,
passant à la contre-attaque, se déchaînent à tour de bras). C’est une femme
dangereuse.
Sa hantise est que sa clientèle vieillisse avec elle, qu’on
lui demande ce même produit qui faisait merveille il y a trente ans et qu’on ne
trouve plus que chez elle. Ce qui l’amènerait immédiatement à mettre la clé
sous la porte (elle ne se fait aucune illusion sur l’avenir que lui vaudrait le
fait de se retirer des affaires : on me saluerait les premiers temps, on
me demanderait de mes nouvelles, si je ne m’ennuie pas trop et ensuite, les
générations se renouvellent vite, qui se souviendrait de moi ?). Pour
éviter ce type de désagrément propre à tout système, elle a inventé de se transformer
en docteur Faust. Pour garder la jeunesse, c’est un classique, rien de tel.
Faust passe un pacte avec le diable pour séduire Marguerite. Elle, ce sera avec
l’Eglise qui sanctifie l’union des couples. Avec un vrai partage des
rôles : à la religion, les sacrements et les serments de fidélité, à son
magasin, le temporel et les listes de mariage. Du coup, elle a la jeunesse avec
elle. Une jeunesse éternelle puisque renouvelable. Elle reçoit les futurs époux
en tête à tête, passe de longs moment en leur compagnie, les invitant à venir
le lundi, jour de fermeture, afin de n’être pas dérangés, les sonde, les
écoute, établit une liste idéale où personne ne sera floué et, par ses conseils
judicieux, ses fines suggestions, démontre qu’elle a l’esprit aussi jeune
qu’eux. Qu’ensuite ils prennent de l’âge, rejoignent la cohorte des assis, ce
n’est pas son problème. La relève ne faiblit pas, qu’elle trouve encore plus
passionnante que la précédente, de sorte qu’on ne comprend pas pourquoi le
monde pris dans ce vertige exponentiel ne paraît jamais profiter de cette
espérance nouvelle. Par chance, c’est le département où l’on se marie le
plus – reliquat des prêches de Louis-Marie
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