Prophétie

réfléchit à nouveau avant de me demander : « Selon vous, quelle opinion Adam Kite a-t-il de lui-même ?
    — Que Dieu l’a abandonné.
    — C’est ce qu’il pense de Dieu. Mais de lui-même ?
    — Qu’il est indigne de l’amour de Dieu.
    — Oui. Il se déteste. Et ce type de personnes qui pensent ne pas être dignes d’être aimées existent depuis que le monde est monde.
    — La raison doit nous aider à lutter contre ce genre d’idées.
    — Allons donc, Matthew ! s’écria-t-il en souriant. Les choses ne sont pas aussi simples. Les passions plus que la raison gouvernent notre esprit. Et parfois nous ne parvenons pas à nous maîtriser. » Comme plustôt dans le parloir de l’asile, son regard se perdit dans le vague quelques instants, il s’abîmait dans ses pensées. Il fronça les sourcils avant de poursuivre : « Et pourquoi ? Il arrive qu’on apprenne à se haïr très tôt dans la vie.
    — Sans doute. » Comme j’avais appris dès l’enfance, par les insultes et les rebuffades, qu’aux yeux de beaucoup ma difformité était effrayante et honteuse.
    « Et ces clercs exaltés doivent se haïr plus que quiconque. Malgré leurs déclamations, ils se sentent tout à fait indignes. S’ils sont sauvés de l’enfer, ce sera uniquement par la mystérieuse grâce divine.
    — Quand se produira la fin du monde. Qui serait imminente, selon un grand nombre d’entre eux.
    — Il y a toujours eu des hommes d’Église qui ont annoncé l’imminence de l’apocalypse. Mais bien davantage aujourd’hui dans les paroisses extrémistes. Et Adam a grandi dans cette ambiance. D’après ses parents, comment a commencé sa maladie ? »
    Je lui répétai le récit que m’avaient fait les Kite. Selon eux Adam avait été un enfant heureux, très ouvert, jusqu’au moment où, récemment, il avait paru de plus en plus soucieux, avant de plonger dans son état présent. « Ce sont de braves gens, conclus-je. Ils subissent l’influence de leur pasteur, un doctrinaire dogmatique du nom de Meaphon. Toutefois, l’amour qu’ils portent à leur fils les pousse à se libérer de sa tutelle, surtout la mère.
    — J’aimerais les rencontrer, dit Guy en se caressant le menton. Quelque chose s’est passé. Je suis persuadé qu’un événement précis a déclenché cette crise. Son rêve est un indice. Les gens qu’il voyait depuis la voiture disaient : “Il est si mauvais qu’on doit l’emmener au fin fond de l’enfer.” Et je pense qu’il savait qui conduisait cette voiture dans son rêve. Si je peux découvrir qui c’était, cela peut nous aider à le guérir.
    — On risque d’accorder trop d’importance aux rêves, Guy.
    — Ils nous aident à comprendre. Ce ne sont que des moyens. J’ai peine à croire que cette pauvre créature livide a jadis été un joyeux et robuste gamin. Mais la folie peut déformer le corps autant que l’esprit.
    — Vous allez revenir le voir ? demandai-je.
    — Si vous et ses parents le souhaitez.
    — Certainement. Je ne savais pas que vous aviez soigné des fous.
    — Cela faisait partie des tâches d’un chef infirmier. Et les maladies mentales m’ont toujours intéressé. Peut-être parce qu’il en existe tant de formes différentes et qu’on n’en connaît absolument pas la nature exacte. Certains affirment qu’il s’agit d’un déséquilibre dans les humeurs, d’une brusque montée des mauvaises humeurs dans le cerveau.
    — De la bile noire souillée, par exemple, qui surgit dans le cerveau et provoque la mélancolie ?
    — C’est ça. D’autres considèrent que la maladie mentale est causée par divers désordres physiques qui se produisent dans le cerveau, bien que, autant que je sache, personne n’en ait découvert un en particulier, à part les tumeurs qui sont fatales… Et puis il y a ceux, poursuivit-il après une profonde inspiration, qui, comme votre ami Meaphon, pensent que le fou est un possédé et qu’il faut chasser le démon de son corps.
    — Et de quelle école vous sentez-vous le plus proche ?
    — J’appartiens à une autre tradition, Matthew. La tradition de Vésale, même s’il a eu de nombreux prédécesseurs. Le point de départ n’est pas la théorie mais le désordre. La méthode consiste à l’examiner, à l’étudier, à essayer de comprendre ce qui affecte l’esprit des patients. Les actions et les divagations des aliénés peuvent receler la clef de ce qui se passe dans leur