Qui ose vaincra
ils s’apprêtent
à encercler toute la région.
Adrien Lefèvre est âgé
de soixante-trois ans. Depuis le début de l’occupation, il vient passer l’été à
Josselin dans une modeste maison mise à sa disposition par des cousins éloignés.
En compagnie de sa femme, de deux ans sa cadette, il vit dans l’attente des
communiqués de la radio de Londres ; comme tant de Français, il épingle
fièrement sur une carte des petits drapeaux qui marquent la progression en
Normandie des armées alliées.
Deux fois par jour, il
se rend au café se repaître des bruits exaltants qui courent de bouche à
oreille. Sur sa veste de serge usée, il arbore trois larges rubans, la Légion d’honneur,
la médaille militaire, la croix de guerre 14-18. Sa manche gauche pend le long
de son flanc. Adrien Lefèvre est manchot, il a perdu son bras à Verdun. Malgré
son infirmité il se tient droit, il est grand, épais et solide. Des chasseurs
alpins dans lesquels il servait, il a conservé le large béret qui semble en
permanence vissé sur sa tête.
En cette soirée du 22
juin, Adrien Lefèvre, lieutenant-colonel à la retraite, regagne d’un pas ferme
son domicile. Une fois encore ses vagues relations de bistrot ont plaisanté sur
la chasse au « Manchot » déclenchée par les Allemands.
Railleurs, les buveurs
lui ont conseillé de ne plus sortir de chez lui.
Odette, sa femme, a
préparé une soupe aux choux. Comme tous les jours pairs, il y a sur la table
une bouteille de vin rouge. Lefèvre en ingurgite une rasade, dédaigne le potage,
se tient debout devant la fenêtre, contemple d’un œil morne le jour qui baisse
dans la ruelle. M me Lefèvre ne s’émeut pas. Elle sait que cette
attitude précède une déclaration solennelle, généralement la critique de la
tactique employée par tel ou tel général sur le front. M me Lefèvre
ne comprend rien aux explications de son mari, mais elle écoute et approuve, admirative
devant tant de science militaire.
« Odette, après
quatre années de passivité et d’inaction, ce soir enfin j’ai décidé d’agir.
— Bien, mon ami »,
répond sans affliction la brave femme, en servant deux louches de soupe dans l’assiette
creuse de son mari.
Le colonel Lefèvre
hausse les épaules, se lève et se rend brusquement dans la chambre à coucher. Il
découvre une veste de chasse dont il se vêt, un ceinturon dont il se ceint, et
dans lequel il passe sa manche morte. D’un geste habituel il se coiffe de son
béret, choisit une lourde canne de bois grossier, puis, sans ajouter un mot, il
sort, laissant sa compagne médusée.
Dans la rue, le colonel
s’éloigne d’un pas décidé. Il est 19 h 45. Dans quinze minutes ce
sera le couvre-feu, mais déjà personne ne s’aventure plus à l’extérieur.
Lefèvre aperçoit la
patrouille qui vient de déboucher, silencieuse, d’une rue à angle droit. Quatre
cyclistes. Il se jette dans l’encoignure d’une porte. Le retraité sait qu’il
risque sa vie et pourtant il n’a pas eu la moindre hésitation. Les gendarmes allemands
mettent pied à terre, le rejoignent, mitraillette au poing. Alors, droit, altier,
superbe dans son attitude, Lefèvre laisse tomber sa canne à ses pieds et lève
son bras valide en signe de reddition.
Sans baisser leurs armes
ni relâcher leur attention, les Allemands échangent des regards stupéfaits. Ils
encadrent le manchot qu’ils dirigent vers les locaux de la Feldgendarmerie.
Cette ruse puérile qui
avait germé dans l’esprit d’un homme rongé par l’inaction porte à sourire, même
si l’on admet le courage qu’il fallut au colonel Lefèvre pour mettre à
exécution son invraisemblable projet, et pourtant, par recoupement, il semble
aujourd’hui établi et indiscutable que par son action du 22 juin 1944, Adrien
Lefèvre, soixante-trois ans, colonel à la retraite, sauva bel et bien la vie du
commandant Bourgoin.
Mitraillette dans les
reins, le vieux soldat est poussé sans ménagement dans le bureau poussiéreux du
capitaine de la Feldgendarmerie de Josselin. Le capitaine, seul officier du
détachement, est absent. Il s’est rendu à Rennes, ne sera de retour que dans la
soirée du 23. La responsabilité du poste est détenue par un sous-officier
interprète, un lourdaud obtus qui ne doit ses galons qu’à sa parfaite
connaissance de la langue française. Avant la guerre, il était cultivateur près
d’Ettenheim, à quelques
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