Qui ose vaincra
donner une contenance. Zeller lance
un « Messieurs, bonsoir » qu’il veut jovial, mais ne reçoit en
réponse que de vagues raclures de gorge. Les buveurs détournent les yeux, sirotent
leurs verres par petites gorgées. Zeller n’est pas étonné de la réaction qu’il
suscite. Il réclame :
« Patron, vous me
donnerez un coup de gnôle. Malgré l’été, les nuits sont fraîches chez vous.
— Dame, pour sûr, marmonne
le bistrot, en servant l’alcool jaunâtre dans un verre minuscule.
— Et remettez ça à
ces messieurs, ajoute Zeller souriant, c’est ma tournée.
— On allait rentrer,
réplique Léon, un grand costaud d’une quarantaine d’années, en posant son verre
vide.
— Allons, insiste
aimablement Zeller, je sais bien que je ne suis pas du pays, mais je suis
français comme vous. Dans les jours que nous traversons, nous n’allons tout de
même pas nous méfier les uns des autres.
— Il a raison, interrompt
Auguste qui semble plus jeune. Remets-moi donc un coup de rouge, Louis. »
Léon cède, commande
lui-même une boisson en haussant les épaules ; les deux autres l’imitent. Zeller
lève son dé à coudre et ajoute :
« Je bois à l’avance
alliée. Avant un mois les Américains seront à Paris. »
Les quatre hommes vident
leurs verres en silence.
« Mes prophéties n’ont
pas l’air de vous faire plaisir, poursuit Zeller. Vous ne me donnez pourtant
pas l’impression d’être de ces salopards qui profitent de l’occupation.
— Ça me ferait mal,
lance Auguste, en crachant à ses pieds. Remets-nous ça, Louis, on va boire à la
libération de la Bretagne. »
De lourds regards de
désapprobation tombent sur le jeune garçon, mais ses compagnons ne laissent pas
néanmoins leurs verres vides.
Une nouvelle tournée
suit la précédente, puis une autre, enfin celle du patron. Sans brusquer les
choses, Zeller établit habilement un climat de confiance, joue de son charme et
de sa culture, puis se décide à abattre ses cartes.
« Je suis le
commandant Henry, agent de liaison des Forces françaises de l’Intérieur pour la
zone Ouest. J’ai d’importants messages de Londres à transmettre au colonel Bourgoin
ou à défaut au lieutenant Marienne. Peut-être pourriez-vous m’aider à les
rencontrer ? Je sais qu’ils sont quelque part dans la région. »
En parlant, Zeller a
sorti de sa poche une carte d’identité parfaitement truquée qu’il a tendue aux
quatre gaillards, leur laissant le soin de la lire à loisir. Le grand Léon
prend ses compagnons de vitesse et répond :
« On est fier de
vous connaître, commandant, mais malheureusement on peut rien pour vous. C’est
la première fois qu’on entend ces noms-là. On cause bien de parachutistes dans
le coin, mais pour notre part, on n’en a jamais vu. Pas vrai, les gars ?
— Pour sûr », mentent
en chœur les trois autres.
Zeller éclate de rire.
« Je vous félicite.
Vous êtes prudents et vous avez raison, mais je pense avoir un argument qui va
vous convaincre. Attendez-moi deux minutes, buvez un coup, c’est pour moi. »
Un bref instant plus
tard, Zeller réapparaît, suivi de Munoz dans son uniforme de lieutenant S.A.S.
« Voici le
lieutenant Caro, présente-t-il. Il a été parachuté la nuit dernière dans la
région de Rennes. Il a rempli sa mission et doit maintenant rejoindre les siens. »
Le pseudo-parachutiste
serre les mains des cinq Bretons qui sont instantanément bernés à la vue de l’uniforme
qu’ils connaissent parfaitement. Aucun doute ne subsiste dans leur esprit, et c’est
Léon, le plus méfiant, qui, le premier, fait amende honorable.
« Faut nous
comprendre, mon commandant. On nous a dit que les Allemands avaient de fausses
cartes de résistants ; les paras eux-mêmes nous recommandent de nous
méfier de tout et de tous. »
En souriant, Munoz prend
Léon par les épaules et lance gaiement :
« Dis donc, le
commandant et moi, on a l’air d’Allemands, à ton avis ? »
Tous éclatent de rire. Munoz
commande une nouvelle tournée.
« Si vous acceptez
ma monnaie, ajoute-t-il. Je n’ai rien d’autre. »
Il exhibe une liasse de
billets de la Libération frappés en Angleterre.
« Ça fait déjà un
bout de temps que ça roule par là, ces billets », admet le bistrot en
servant les verres.
Sur un ton indifférent, s’adressant
à Zeller, Munoz enchaîne :
« Et le Manchot ?
Ils nous conduisent ? »
C’est
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