Qui ose vaincra
kilomètres de la frontière alsacienne.
Dans le chef-lieu de canton
morbihannais, nombreux sont ceux qui se souviennent encore du sous-officier de
gendarmerie allemand. Nul ne connut jamais son nom véritable, mais on n’a pas
oublié le surnom dont on l’avait affublé : « Achtung ! » C’était
un brave homme et les Josselinais ne se privaient pas, lorsque fréquemment il
se trouvait entre deux vins, de railler sa naïveté. D’un index menaçant, le
sous-officier répondait invariablement : « Achtung ! » sur
un ton qu’il voulait sévère, mais qui n’arrivait qu’à faire redoubler les
sarcasmes des persifleurs.
Ce soir-là, l’un des
cyclistes de la patrouille pénètre précipitamment dans la cantine. En chemise
et larges bretelles, « Achtung » ingurgite une canette de bière. Le
cycliste, sur un ton dramatique et solennel, déclare :
« Nous venons d’arrêter
le commandant des parachutistes, le Manchot. »
« Achtung » se
dresse. Son cerveau est trop simple pour qu’il mette en doute l’affirmation de
son subordonné. Son premier réflexe est celui d’un soldat : il enfile sa
vareuse, qu’il boutonne soigneusement, puis il se dirige vers le bureau du
capitaine. Lorsqu’il y pénètre, Lefèvre est assis, il n’a pas la moindre réaction,
joue son jeu à la perfection. Une chemise contenant une seule feuille a été
déposée sur le bureau ; le sous-officier s’assoit et feint de lire
attentivement le rapport dactylographié qu’il connaît par cœur. Enfin, dans un
mouvement théâtral, il lève la tête et fixe le prisonnier.
« Vous êtes le
colonel Bourgoin, chef des parachutistes terroristes à la solde des Anglais ? »
Lefèvre pense que son
cœur va éclater de joie. Il est transporté de fierté, il a réussi.
« Monsieur, répond-il,
auguste et révérencieux, vous connaissez les règles et les traditions. En tant
qu’officier supérieur, je ne suis tenu de répondre qu’à un officier. En
conséquence, je vous prie de laisser là cet interrogatoire et de prévenir vos
autorités. »
C’est au tour d’« Achtung »
de jubiler. Il pense déjà félicitations, avancement, décorations.
« Vous avouez donc
être le colonel Bourgoin ?
— J’avoue être un
colonel français, rien d’autre.
Inutile, je vous le
répète, de poursuivre cet entretien. » « Achtung » est imprégné
de son importance. Il se lève, claque les talons et déclare :
« C’est parfait, colonel.
Mes hommes vont vous conduire à la cantine. Vous pourrez y recevoir de la
nourriture pendant que j’avise mes supérieurs. »
Lefèvre a maintenant
envie de rire. Il pense qu’il a laissé la soupe aux choux d’Odette et qu’il va
dîner aux frais de la Feldgendarmerie.
Plusieurs heureuses
coïncidences vont encore jouer en faveur du stupéfiant stratagème. D’abord l’hésitation
du sous-officier qui va attendre un quart d’heure avant de prendre sa première
décision : tenter de joindre à Rennes son capitaine. Il aurait été simple
pour lui d’aviser le commandant de la Wehrmacht de Josselin cantonné à quelques
centaines de mètres. Mais une telle démarche aurait frustré la Feldgendarmerie
de la gloire à tirer de la capture de l’ennemi public numéro un. À Rennes, le
capitaine est introuvable. Plusieurs appels sont nécessaires pour s’en assurer.
« Achtung » appelle alors la gendarmerie de Vannes. Il obtient un
lieutenant qui, ne connaissant ni le sous-officier ni la fragilité de son
raisonnement, ne met pas en doute ses affirmations.
« Nous avons arrêté
le colonel Bourgoin, le Manchot, affirme « Achtung » avec importance,
il a avoué son identité. »
Le lieutenant obtient à
Pontivy un capitaine. Cet officier de gendarmerie a la première réaction saine :
il se dégage sur l’infanterie, avise le commandant Fueller de la capture du « Manchot ».
Le général Fahrmbacher
est à son tour mis au courant. Sa première réaction est de lever le dispositif
prévu pour le quadrillage de la région de Serent qui s’avère maintenant sans objet.
Quand, dans la nuit du 22 au 23 juin, le commandant Bourgoin va parcourir à
pied plus de quarante kilomètres pour trouver un abri sûr chez des
sympathisants, il ne rencontrera pas sur sa route le moindre obstacle…
23 juin. Trois heures du
matin. Le commandant Fueller, accompagné de trois officiers et d’un lieutenant
interprète, arrive à la gendarmerie de
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