Refus de témoigner
m’importe guère de savoir si le terme
hébreu shoah convient mieux comme on le prétend depuis peu : pourvu
qu’il y ait un mot qu’on puisse utiliser sans détours et sans circonvolutions. Car
les mots, les mots simples qui figurent avec leur définition dans le
dictionnaire, sans parler des grands mots, délimitent les choses et fournissent
un cadre à la pensée ; sans quoi, il faudrait expliquer à chaque fois de
quoi il est question, et l’interlocuteur n’écoute pas toujours, il est parfois
ailleurs par la pensée, ou bien il cherche la dispute, il croit qu’on veut lui
faire la leçon et se raccroche précisément au détour, à la circonvolution.
Le directeur de notre College, qui portait un nom
allemand, Shuster, même s’il avait perdu la marque du « c » devant le
« h », prit violemment position contre les procès de Nuremberg dans
un de ses discours. Les vainqueurs avaient certes le pouvoir, mais non pas le
droit légitime de condamner les vaincus pour les crimes commis pendant la
guerre. Je connaissais d’Allemagne cet argument apparemment fondamental et apparemment
fondé sur le sens de la justice. Peut-être avait-on pu éluder la différence
entre crimes de guerre et crimes contre l’humanité lorsqu’on ne l’avait pas
vécue et tant que Hannah Arendt ne l’avait pas décortiquée. Mais ce qui était
impardonnable chez ce monsieur Shuster, c’était de parler sans tenir compte le
moins du monde de son public, de ne pas se soucier de savoir que les « Hunter
girls » étaient en majorité juives, et qu’une bonne partie d’entre
elles étaient des réfugiées d’Europe. Ou bien voulait-il précisément nous
imposer ses opinions à nous, pour qui les procès de Nuremberg n’étaient pas
simplement un acte de vengeance contre une poignée de nazis, mais le premier
examen public de l’holocauste ? Je ne fus certainement pas la seule à être
heurtée. Nos professeurs nous parlaient du blitz en Angleterre, mais aucun
et aucune ne demanda à la classe s’il y avait là quelqu’un qui avait vécu les
bombardements. On jetait un voile sur notre expérience.
Des années plus tard, je suis mariée à un historien qui
enseigne l’histoire de l’Europe à Berkeley : il en arrive à l’époque
hitlérienne, je lui demande s’il ne veut pas que pendant un cours je parle des
camps à ses étudiants. Quelque chose change dans son visage, une grille se
ferme devant ses yeux ou plus exactement un pont-levis se lève, ou entend le
crissement des chaînes, au-dessous une eau stagnante, vert-jaune, pleine d’algues.
Je m’apprête à dire que je n’ai quand même pas proposé de faire une séance de
strip-tease à l’université, mais je me dis qu’il ne faut pas lui faire de reproche,
il est ancien combattant de cette guerre où ils ont assuré la victoire du bien
sur le mal. Nous étions comme des malades atteints d’un cancer qui auraient
rappelé à ceux qui étaient en bonne santé qu’eux aussi étaient mortels. Il me
raconte souvent qu’il a eu très froid au cours de cet hiver 1944-1945. Un jour,
j’ai pris mon courage à deux mains et je lui ai dit que j’avais moi-même vécu
ce rude hiver dont il était question, sans les bonnes couvertures, les
vêtements chauds et les rations alimentaires suffisantes de l’armée américaine,
et que je l’ai donc aussi très précisément en mémoire. Il est décontenancé
parce que je lui sers des souvenirs qui font concurrence aux siens. Là, j’ai
appris que la guerre était l’affaire des hommes.
On mettait en garde les nouveaux arrivants contre les
agressions dans la rue, on leur indiquait où et quand il valait mieux ne pas
aller. Le ton baveux et confidentiel sur lequel on parlait des risques que
couraient les jeunes filles me déplaisait ; surtout à Central Park, nous
disait-on, et surtout après le coucher du soleil ! Les hommes exposaient
ces risques spécifiquement réservés au « sexe faible » avec une
certaine fierté de ces débordements de leur propre virilité (« moi aussi
je pourrais…, je sais bien que très facilement… », « toi, toute jeune
fille, tu ne peux pas te rendre compte exactement »), comme si le problème
résidait uniquement dans la plus grande faiblesse innée de la musculature
féminine et non pas dans la perversité de la violence qui s’abat toujours sur
les plus faibles et à laquelle la morale de l’esprit chevaleresque ne sert que
de camouflage, un mince
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