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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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conséquence un
mélange d’enfantillages (avec par exemple la gymnastique artistique et les
cours d’hygiène obligatoires) et des cours de littérature passionnants, donnés
par des professeurs hommes ou femmes d’excellente qualité. Les professeurs femmes :
nous avions pour modèle des femmes, avantage non négligeable. Je n’aurais sans
doute jamais osé envisager par la suite une carrière universitaire, si ce n’étaient
pas des femmes qui m’avaient fait lire Shakespeare et Faulkner au Hunter
College.
    J’écrivais maintenant des poèmes en anglais. C’était tantôt
des exercices de style, tantôt le reflet du travail du deuil, formule que je ne
connaissais pas encore. Pour finir j’obtins deux prix de la section d’anglais, l’un
à un concours de poésie. Quelques années plus tard, ils m’ont aidée à compenser
les mauvaises notes que j’avais ailleurs et ont facilité mon admission de graduate
student à Berkeley, dispensée du paiement des droits.
    Les vêtements, les chaussures, les manières de cette
nouvelle société me mettaient mal à l’aise. Ma mère parlait avec dégoût des
femmes et des jeunes filles qui ne « pensaient que chiffons ». J’étais
bien d’accord, je voulais m’habiller de façon à ne pas me faire remarquer en
dépensant pour cela le moins d’argent possible parce que nous n’en avions pas. Suivant
la bonne vieille tradition des émigrés à New York, nous achetions nos vêtements
dans les grands magasins bon marché de Union Square. Avant la guerre, ma mère
avait été une femme sportive et élégante, elle avait repris son allure. Au
début je lui faisais confiance, mais bientôt j’eus quelques doutes. Elle me
forçait à mettre des robes de petite fille pour lesquelles j’étais beaucoup
trop grande. On m’acheta un sac à bandoulière avec un petit fermoir en métal
doré qui représentait un cheval. Une veste rouge, pour aller avec une robe
rouge, mais les deux rouges n’étaient pas les mêmes. Je savais bien que ça n’allait
pas, mais je ne savais pas ce qui serait allé. Le rouge va avec tout, avait-elle
dit.
    Mes cheveux poussaient dans tous les sens, et aucune
permanente ne pouvait en venir à bout. Dans les années soixante, mon fils a
considéré comme un bienfait de la nature l’épaisse tresse qu’il avait héritée
de moi, mais à la fin des années quarante, une chevelure pareille correspondait
trop bien à l’image que les émigrés anciens se faisaient de moi. Lorsque je
demandai à ma mère de m’aider à régler ce problème, elle se moqua de moi
(« peigne-toi plus souvent ! » dit-elle), ce qui me mit dans une
fureur noire. De même qu’enfant elle me couvrait de baisers et me giflait
alternativement, maintenant elle me couvrait de compliments et sans transition
critiquait on ne peut plus violemment mon allure physique. Tantôt elle m’assurait
que j’étais infiniment jolie, tantôt elle me disait que je devrais me donner
plus de mal pour trouver un mari. L’une et l’autre chose me semblait aussi
déplacée et m’était aussi désagréable.
    Ma mère s’efforçait systématiquement de se rajeunir, elle le
fait toujours, et elle se rajeunit toujours de six ans, très exactement les
années de guerre, au cours desquelles elle ne veut pas avoir vieilli. À ses
yeux j’étais l’enfant pensive, peut-être même la pauvre enfant, qui moitié
inconsciente et ignorante, avait subi les années du nazisme. J’étais un
accessoire, tout au plus un personnage secondaire de son drame. Sa propriété, son
bien. L’un des rêves qu’elle fait souvent et qu’elle me présente comme un
témoignage d’amour maternel se déroule de la façon suivante : une chambre
de malade, moi allongée dans le lit, elle debout à côté, pleine de pitié pour
moi. Elle prend plaisir à le raconter. Elle étouffe tous les élans, verse de l’acide
sur les plaies. Quand elle disait « tu es tout pour moi », ne
voulait-elle pas dire qu’il ne fallait pas que je grandisse, que je lui échappe ?
Mais il est vrai aussi qu’elle n’avait pas grand-chose d’autre que moi.

III
    L’holocauste était un événement qui avait existé, mais l’expression
et la notion n’existaient pas encore. On savait qu’entre autres un grand nombre
de Juifs étaient morts pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a fallu attendre
le début des années soixante-dix pour que le terme entre dans l’usage et
définisse précisément la chose. Il ne

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