Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
Vom Netzwerk:
lorsque les
gens me submergeaient de leurs conceptions d’une vie de femme, d’une vie d’enfant,
sans y regarder de plus près. Moi qui n’ai jamais eu de parapluie, sans doute
parce que ça fait partie de l’éducation bourgeoise dont j’ai été privée, et moi
qui suis habituée à sortir sous la pluie sans rien sur la tête, un homme, un
Allemand, qui m’offre galamment son parapluie pour m’abriter, me dit que si je
n’en ai pas c’est sans doute que je me suis toujours fait abriter par des
messieurs, et il est tout content de sa plaisanterie médiocre. J’enregistre la
scène dans ma tête sous la même rubrique que celle où j’ai classé le pédiatre
américain qui s’étonnait que mes enfants en bas âge m’aient transmis la
varicelle. Comment, je ne l’avais pas attrapée, enfant ? Alors j’avais dû
avoir une enfance bien protégée. «  A sheltered childhood. »
    Ma pire maladie infantile n’a pas été la varicelle, mais
la peur de la mort, ce sentiment d’être enfermée dans une cage qui à New York s’est
inversé en son contraire, la tentation de la mort à travers la dépression. Car
là, le passé s’est vraiment ranimé et il s’est étendu comme un désert derrière
moi. Nous avions été comme les cavaliers sur le lac de Constance ne voyant qu’après
coup la masse d’eau qui a failli les engloutir.
    Je trouvais que je n’avais aucune valeur, je me voyais à
travers un regard étranger, et j’avais parfois le sentiment de n’avoir pas été
libérée, mais de m’être échappée en rampant, comme une punaise quand on enfume
la maison. Certes cette image n’était que la répercussion a posteriori de la
propagande nazie, mais à une époque qui dévalorisait les femmes, il était tout
naturel de se dévaloriser aussi.
    J’étais fermement persuadée, bien que les hommes le
contestent curieusement, que les femmes avaient plus de vitalité que les hommes.
Mais elles avaient aussi moins de valeur ; que nos morts aient été des
hommes signifiait donc aussi que ceux qui avaient eu le plus de valeur dans la
famille n’étaient plus en vie. J’avais maintenant atteint l’âge de mon frère et
je serais bientôt plus âgée. Mon inutilité ! J’aurais bien aimé être un
homme, et si possible pas juif.
    Au cours de cette première année je fus intérieurement cm
proie à un malaise assez indéfinissable qui gagnait du terrain. On appelle
aujourd’hui ce type de phénomène le choc des cultures, l’adaptation à un autre
pays. L’un des symptômes était mon angoisse pathologique des fréquents examens
de routine au College, ils m’obsédaient ; pendant des jours et des
jours auparavant j’étais incapable de penser à autre chose et je m’en tirais
souvent assez mal, même quand j’y étais bien préparée. C’est la raison pour
laquelle ma mère m’envoya chez Lazi Fessler . Il était psychiatre et il
avait été très ami avec mon père, ça ne pouvait que me faire du bien de parler
avec lui. Je n’avais aucune idée de ce que fait en réalité un psychiatre, je
savais seulement qu’il s’occupait des nerfs et des « états de crise ».
Il me parut raisonnable de penser que quelqu’un comme ça pourrait m’aider à
démêler mes différents problèmes.

IV
    « Tu vois, disais-je à mon père, tu n’as jamais eu d’amis. »
En tout cas pas ce que j’appellerais des amis. Je lui en voulais, parce que
pendant quelques semaines il s’était réincarné en la personne d’un psychiatre
qui n’était pas très fin psychologue.
    Ce Lazi Fessler avait invité ma mère à dîner une ou deux
fois, elle avait dû lui parler de nous et lui donner l’impression que j’étais
une enfant difficile avec qui il fallait avoir beaucoup de patience. (Au
contraire, moi, je considérais évidemment que j’étais une fille
particulièrement peu exigeante.) Peut-être ma mère aurait-elle eu envie de l’épouser,
il était célibataire. Le sacrifice pour une fille est la même chose que le sacrifice
pour un mari, le principe reste le même ; il épousa ensuite une Américaine.
J’ai entendu ma mère dire plus d’une fois que face aux Américaines, elle n’avait
aucune chance.
    Il avait un cabinet qui marchait bien au centre de Manhattan,
car la psychiatrie était une spécialité où l’accent autrichien inspirait
confiance. La psychanalyse austro-sauvage qui faisait fureur à New York à cette
époque se gardait de toute critique sociale et évitait

Weitere Kostenlose Bücher