Refus de témoigner
camouflage, qui plus est, ainsi que l’avait montré la
guerre. Cela me gênait beaucoup que ceux qui nous mettaient en garde se
montrent si tolérants à l’égard des criminels, comme si les hommes faisaient
certes du mal, non pas parce qu’ils étaient mauvais, mais uniquement parce qu’ils
étaient des hommes, et si les femmes, de par leur faiblesse naturelle, devaient
s’en remettre à la magnanimité de ces hommes, qu’elles ne devaient pas
provoquer ni mettre à l’épreuve. On aurait dit qu’il fallait remercier d’avoir
été laissées tranquilles ceux qui nous mettaient en garde. Je m’apprêtais à
dire que j’avais déjà couru des risques plus terribles qu’en allant me promener
dans New York, je l’avais sur le bout de la langue, mais cela n’était pas
souhaitable à cause de l’insolence, et c’était de toute façon illogique, voire
superstitieux, car on n’écarte pas les risques présents grâce à ceux qu’on a
déjà surmontés. Toutefois ces gens n’auraient-ils pas pu songer que j’étais
certes nouvellement arrivée dans ce pays mais que l’ABC de la violence ne m’était
pas totalement inconnu ?
Dans le même ordre d’idées, il y avait le numéro tatoué qu’on
n’aimait pas voir. Symbole d’asservissement, disait-on : tu devrais te le
faire enlever. Symbole de la capacité de vivre, dis-je, car à partir du moment
où je n’avais plus eu besoin de me renier moi-même et de cacher mon nom, ne
plus devoir cacher le numéro d’Auschwitz avait fait partie aussi de la
libération. Maintenant c’est devenu plus facile, me dites-vous, il y a tout un
tas de méthodes, dites-vous encore. Le laser est recommandé. Peut-être que je
le ferai enlever un jour, ça peut changer, j’ai encore une marge de manœuvre.
« Qui vous donne le droit de vous promener comme un monument ambulant ? »
me demande un Juif plus âgé. Ditha aussi s’est entendu dire qu’en continuant de
laisser visible ce numéro elle voulait imposer aux autres des sentiments de culpabilité.
Ne devraient-ils pas essayer d’analyser pourquoi la vue de ces numéros
déclenche une telle agressivité de leur part ? (Que devons-nous alors
penser quand vous jurez de ne jamais oublier sans qu’on vous le demande ?)
Ditha approuve de la tête. Il y a quelque chose qui s’attache à ce numéro, un
morceau de vie et une énorme part de mémoire. Il revêt une signification à
plusieurs niveaux. D’un autre côté, il y a les puristes bien pensants de la
génération suivante. Quand on porte un numéro comme ça, me dit la fille d’un
ancien déporté de Buchenwald, il ne faut pas le cacher, avec des bracelets ou
autres. Pourquoi pas ? On peut vouloir des choses différentes à des
moments différents. Pourquoi ces règles qui, comme toute forme de contrainte, devraient
pourtant être suspectes ? C’est comme les noms de mariage, une fois qu’on
a divorcé : certains veulent s’en défaire, d’autres les garder. D’un point
de vue moral, le choix me semble neutre. Quand j’étais serveuse, les clients me
demandaient souvent ce que c’était que ce numéro. Je ne pouvais m’empêcher de
rire à la pensée qu’ils ne sachent pas ou faisaient semblant de ne pas le
savoir, parce que ce n’est pas entre les cuisines et une table de bistrot qu’on
donne ce genre d’explications. Pour me débarrasser de la question, je disais
parfois que c’était le numéro de téléphone de mon petit ami, mon boy friend. « Il en a de la chance », dit un client. Je vois d’ici mes
lecteurs éberlués secouer la tête. Je vous demande pardon. J’étais libre, je
pouvais dire ce que je voulais, je m’en réjouissais.
J’ai vu aussi des gens qui avaient des fantasmes de bordel
me demander si j’avais été violée. Alors, je répondais non, mais ils ont failli
me tuer, et j’expliquais donc la notion de souillure raciale, parce qu’il me
paraît intéressant qu’un aussi mauvais principe ait été un moyen de protection
assez efficace pour les Juives, même s’il ne l’a pas été totalement. Si l’intérêt
faiblissait, on savait que cette question intime avait été posée pour
satisfaire une curiosité malsaine. Il y a une pornographie concentrationnaire, l’idée
du pouvoir absolu sur l’autre éveille la lubricité.
« Qu’on t’interroge ou non », observe un lecteur
avec un hochement de tête, « tu n’es jamais contente. »
Je ne pouvais pas non plus m’empêcher de rire
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