Refus de témoigner
d’établir le lien entre
le mal psychique et le mal historique, car on voulait avant tout fuir cet excès
d’histoire que l’on avait enfin réussi à laisser derrière soi. Toutes les
souffrances psychiques prenaient leur source en soi-même. Rien ne venait du
dehors.
Ditha aussi, pendant ses études d’infirmière, consulta une
psychothérapeute au sujet des cauchemars qu’elle faisait. Et cette personne lui
dit que le camp de concentration n’avait pu laisser en elle de trace
significative, parce qu’elle avait plus de six ans quand elle y avait été. Suivant
cette logique, lui ai-je dit froidement, les camps de concentration n’auraient
causé de trouble psychologique à personne, car les enfants de moins de six ans
n’avaient pratiquement aucune chance de survie. Mais était-ce la vérité ou l’offense
délibérée qu’on recherchait ? Car il y avait aussi l’opinion contraire, à
savoir que quand on sortait des camps, on était à jamais incurable. Lorsqu’elle
fit pour la première fois sa demande d’entrée dans une nursing school [38] , et de surcroît
dans un hôpital juif, la candidature de Ditha fut rejetée. On ne dissimula pas
la raison à sa tante et à ma mère : quelqu’un qui avait été eu camp de
concentration ne pouvait pas faire le métier d’infirmière. Ce qu’elle avait
subi compromettrait sa capacité à s’occuper des patients. (Juste pour que vous
sachiez qui vous êtes.)
J’allai donc un soir au cabinet de M. Fessler, croyant
en fait que cette adresse sur la Cinquième Avenue était son domicile. Il ne m’a
jamais invitée dans son appartement, cet ami de mon père, alors qu’il est venu
dans notre misérable logis. Et cette fois-là déjà, il avait cru bon de me
reprendre, je ne sais plus pour quelle raison, peut-être simplement parce que
je me mêlais de la conversation, au lieu de rester là assise en souriant. Je ne
m’attendais pas à une réprimande de la part de ce monsieur inconnu, et cela
déclencha en moi la même réaction de nervosité que quelques mois auparavant
quand je déchirais du papier pendant les cours à l’université de Ratisbonne, parce
que sans que je me l’avoue, ces professeurs, membres du clergé, me faisaient
peur. Cette fois, je fis des tresses avec les franges de la nappe, ce qu’il me
reprocha immédiatement, disant que c’était incorrect, comme s’il était correct
de me réprimander alors qu’il était chez moi. En dépit de cette licence, il ne
me tutoyait pas, ce que j’aurais pourtant interprété comme un signe d’affection,
puisque je n’avais que seize ans et que mon père avait prétendument été son ami.
Ma mère ne disait rien, elle écoutait avec un sourire fatigué, ce qui revenait
à lui donner raison et à le confirmer dans le rôle de père répressif qu’il s’arrogeait.
Après cette première rencontre, j’aurais pu me demander si c’était
la personne idéale pour résoudre mes problèmes. Ce que je comprends un peu
aujourd’hui, mais que je ne saisissais pas encore à l’époque, c’était que ces
hommes avaient leur propre vision des choses : la catastrophe juive était
pour eux une humiliation, non pas le martyre tragique qu’on en a fait depuis.
« Les Juifs ne se laissent plus gazer », proclame un Israélien de
choc dans un film populaire, avant de frapper. Le public se réjouit, les
critiques citent la formule. C’était ça qu’ils avaient contre nous, l’oncle, Lazi,
tous. Nous étions les mères qu’ils avaient abandonnées, les femmes et les enfants
qu’en tant qu’hommes ils auraient dû protéger. Tandis que moi, sur une tout
autre longueur d’onde, j’aurais voulu partager leurs souvenirs. Et ils ne
voulaient pas me laisser y accéder. Au fond, je voulais qu’ils me redonnent mon
père, je voulais trouver des gens qui d’une certaine manière puissent le
remplacer, c’était une ultime tentative pour le retrouver quand même. Mais c’était
trop demander. Pourtant ces hommes avaient la même intonation que lui, j’avais
encore le son de sa voix dans l’oreille.
Nous parlions en allemand, à l’époque c’était plus facile
pour moi, pour lui aussi peut-être, je ne me souviens pas de son anglais. Je
lui racontai mes difficultés au College. Je n’avais pas de mal à
apprendre, dans cette langue qui n’était pas la mienne, ça allait à peu près, pas
merveilleusement, mais cela devenait de jour en jour plus aisé, et malgré ça j’avais
une peur
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