Refus de témoigner
compris qu’ils ne
se faisaient aucun reproche, ils ne lui en faisaient qu’à lui. Je me disais qu’ils
auraient pu le sauver, tout en grignotant ces tiges vertes fibreuses sans doute
indigestes et, en tout cas, fort peu appétissantes. Il aurait été avec nous
maintenant.
Le repas traîna désagréablement en longueur. On parla de la
suite de mes études. Avec plus d’assurance que de compétence ils prétendirent
qu’il me fallait d’abord chercher un travail, apprendre correctement l’anglais
– avec des connaissances d’anglais aussi réduites, je ne pouvais pas prétendre
aller au College –, gagner un peu d’argent et éventuellement le soir
suivre des cours dans une sorte d’école de formation continue. Offensée, ma
mère répliqua que j’étais assez intelligente pour aller dans un College américain et qu’elle gagnerait assez d’argent pour nous deux.
Dans un College américain, le cursus normal dure
quatre ans. Les deux premières années sont consacrées à la formation générale, les
deux autres à une formation plus spécialisée. C’est seulement au bout de ces
quatre ans que commence, à la graduate school ou dans une professional
school, la véritable formation professionnelle. Ma mère, qui l’ignorait
autant que moi, déclara que je voulais obtenir un doctorat, le Ph.D. On s’indigna
de ma présomption, alors que je n’avais même pas le Bachelor. Je
déclarai, au petit bonheur, que pour le moment je ne voulais rien qui fût
facile à obtenir, je voulais simplement apprendre avec application. J’étais tombée
juste en faisant cette remarque, on se la répéta, on était satisfait.
Ils nous ramenèrent à la maison dans une voiture somptueuse
et gigantesque. Dans l’obscurité, sur la confortable banquette arrière, ma
tante éloignée me dit : « Ce qui s’est passé en Allemagne, il faut
que tu le rayes de ta mémoire et que tu prennes un nouveau départ. Il faut tout
oublier de ce qui t’est arrivé en Europe. Effacer, comme on efface avec une
éponge la craie sur un tableau. » Et pour que je la comprenne bien, avec
mon anglais insuffisant, elle faisait en même temps le geste d’effacer. Je pensais :
elle veut me prendre la seule chose que j’ai, ma vie, ce que j’ai vécu avant. On
ne peut pas jeter ça par la fenêtre comme si on en avait une autre dans le
placard. Elle ne serait sans doute pas prête à effacer son enfance ; moi, j’ai
l’enfance que j’ai, je ne peux pas m’en construire une autre. Pourquoi me dire
ce que j’ai à faire ? Cherchant des mots qui m’étaient encore inhabituels,
je m’insurgeais contre cette invitation à trahir les miens, mes morts. La
langue résistait, les émotions fortes sont du reste de bons professeurs de
langue. La tante ne prêtait guère attention à ce bavardage étranger.
Lorsqu’il fut à nouveau question de rendre visite à ces
lointains parents, je m’y refusai. Cela fit des scènes avec ma mère. Je ne
cédai pas.
II
Pendant quelques semaines, par la lecture intensive de
livres anglais, je me préparais à un examen d’admission au Hunter College, un College de filles de la City de New York, financé par la ville, dont les élèves étaient
en majorité des immigrées ou des Américaines de la première génération. L’enseignement
y était gratuit, on pouvait même emprunter les manuels.
Ditha avait certes écrit de Saint Louis des lettres
alarmantes où elle nous disait que les universités et les Colleges américains
avaient un niveau élevé, qu’il était pratiquement impossible d’y entrer sans un
diplôme d’études secondaires américain, et que le peu de cours privés que j’avais
pris ne me servirait à rien. Mais cela ne se vérifia pas. Je dépassais même la
barre limite, car on tint compte non seulement de mon baccalauréat de Straubing
mais aussi de mon semestre à l’université de Ratisbonne où j’avais passé mon
temps dans les amphithéâtres en discutant avec Christoph pendant les pauses. Le
Hunter College recevait presque tout le monde, avec ou sans formation préalable,
et on y présentait sans cesse des diplômes étrangers, dont l’administration, étant
donné la foule de demandes, ne pouvait pas vérifier la validité. Les nouvelles
inscrites avaient donc une période d’essai : si au cours de la première
année elles n’échouaient pas aux examens fréquents, leurs titres étrangers
étaient validés. Cette solution simple avait fait ses preuves,
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