Refus de témoigner
nous étions reconnaissantes
et appliquées. New York avait aussi ses largesses.
On n’était tenu de passer qu’un examen de langue où il
fallait obtenir au moins soixante-cinq points sur cent. Le cercle des amis et
connaissances pensait que je n’y réussirais pas : il n’y avait pas trois
mois que j’étais dans le pays. Effectivement, je m’en tirai assez mal, je
revins toute triste à la maison, je gravis lentement les cinq étages. Ma mère
se tenait dans l’embrasure de la porte éclairée, je lui dis que j’étais sûre d’avoir
échoué, elle fut accablée car elle voyait bien que je parlais sérieusement. Maintenant,
il me faudrait attendre jusqu’au semestre d’après au lieu du mois de février, plus
de six mois au lieu de quelques semaines, qu’allais-je faire jusqu’alors ?
Elle ne voulait pas que je prenne un petit travail, et New York était vraiment
une ville complètement étrangère : menaçante, déprimante. Quelques jours
plus tard, mon certificat d’admission arrive par la poste : j’avais obtenu
soixante-sept points. Deux points au-dessus du minimum : je leur avais
montré ce que je savais faire, c’était le succès, le succès par excellence, précisément
parce qu’il était obtenu de justesse.
J’avais toujours vécu entourée de femmes, cela n’allait pas
changer à New York. Dans la famille, dans les camps, même après la guerre, les
hommes n’avaient jamais été qu’en marge. Certes, sur cette marge ils
gouvernaient, et à partir de là, ils régnaient même sur nous, et ma mère
voulait à tout prix m’inculquer qu’une femme devait se marier et se « faire
entretenir ». Mais elle m’a donné un tout autre exemple. Du début de l’époque
hitlérienne jusqu’au moment où je suis partie, elle est restée seule. Je l’ai
connue libre ; elle travaillait, sous le régime hitlérien ses hommes n’avaient
rien pu faire et avaient péri.
À la fin des années quarante, avec un peu d’esprit d’initiative,
n’importe qui pouvait réussir, à condition que ce n’importe qui soit de sexe
masculin et eût la peau blanche. On définissait le marché du travail comme un
marché offrant des possibilités infinies, sans préciser : « pour les
hommes blancs ». Les quotas et les barrières furent supprimées pour les
Juifs, alors que les femmes étaient de plus en plus indésirables et qu’on les
reléguait au travail de bureau. Il a fallu attendre le mouvement féministe de
la fin des années soixante pour qu’on soulève le problème de ces restrictions ;
à l’époque elles furent admises sans mot dire. Ce dont on ne parle pas et qu’on
n’écrit pas n’est jamais réglé. L’incapacité des femmes à réussir dans des
professions de haut niveau passait pour une chose établie ; et l’inverse
était considéré aussi comme une chose établie, à savoir que les femmes qui
travaillaient avaient du mal à trouver un mari. Une personne que je connais me
raconte qu’alors qu’elle cherchait un patron de thèse elle a été éconduite par
un professeur qui lui a dit : « Pourquoi avez-vous besoin d’un
doctorat ? Vous n’êtes pas mal faite ! » Et il croyait me faire
un compliment, ajoute-t-elle stupéfaite et offensée. Combien d’entre nous se
sont mariées trop tôt, tout simplement parce qu’il semblait qu’il n’y avait
rien de meilleur à faire.
Le Hunter College était le pendant féminin du CCNY, City
College of New York, de même que Barnard était celui de Columbia. Les étudiants
du CCNY étaient ambitieux et résolument tournés vers l’avenir. Ils se
préparaient à une véritable carrière. Chez nous, on pouvait choisir comme
matière principale « home economics », une « matière »
qui préparait les étudiantes à l’économie ménagère et à la maternité. Nous
chantions certes, nous les Hunter girls, lors des assemblées obligatoires, notre College-Song : « Fame throughout the wide world / Is
the wish of every Hunter daughter true [37] »,
mais nous le chantions avec mépris, comme une chanson stupide, car nous savions
que nous avions le choix entre devenir institutrice, bibliothécaire, assistante
sociale ou femme d’intérieur et qu’aucune de ces activités ne menait à la
gloire. Le Hunter College était quelque chose d’intermédiaire entre le lycée
pour les filles de familles moyennes, non pas de très bonne famille, et une
véritable école supérieure, et le niveau me paraissait en
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