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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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auprès des paroisses juives, qui bien
entendu ne devaient pas garder l’argent, mais assuraient la vente pour le Reich.
Les nazis se faisaient payer pour tout, et ce cynisme commercial est très
étroitement lié aux défauts qu’ils reprochaient aux Juifs. Dès qu’ils pouvaient
réaliser un bénéfice douteux, si mesquin fût-il, comme les dix pfennigs par
étoile juive, les nazis encaissaient.
    Ma mère avait estimé que dix étoiles suffiraient, elle
revint à la maison et sous mes yeux intrigués, elle les cousit aux vêtements qu’on
porte dans la rue, manteaux, vestes. Elle les cousit vite, avec cette
expression de mépris que j’admirais et que j’aurais bien voulu prendre à mon
tour quand elle était dirigée contre nos ennemis, et qui me poussait au
désespoir quand elle était dirigée contre mes amis ou les choses que je
trouvais belles, comme le vers classique du théâtre de Schiller.
    On ne pouvait pas savoir comment la population réagirait à
la nouvelle disposition. Le premier jour, nous sommes donc sortis tous ensemble
de la maison. On rencontrait partout des gens qui portaient aussi l’étoile. La
rue avait pris un aspect nouveau. Une Juive glissa en passant à ma mère :
« Ça va bien avec votre chemisier. » Je trouvai ça courageux et
spirituel, ma mère fut moins admirative.
    Un jour, on portait déjà l’étoile juive depuis un moment, mais
on avait encore le droit d’utiliser les transports en commun, même s’il était
interdit de s’asseoir, quelqu’un chercha ma main dans un tunnel du réseau ferré
urbain. Ma première idée fut que c’était un homme qui voulait m’importuner, la
deuxième, un voleur. Je tins mon sac plus serré. Mais non, le passager me
glissa quelque chose dans la main, un cadeau. C’était manifestement une façon
de témoigner sa pitié pour une enfant qui portait l’étoile juive. Je le compris
tout de suite. Il était interdit de donner quelque chose à un Juif, c’est pour
ça qu’il l’avait fait dans le tunnel. J’avais vu tout récemment dans les
journaux une bande dessinée en vers, à la Wilhelm Busch [9] , sur une amie des
Juifs, par conséquent « ennemie du peuple ».
    Pour Rebecca Rosenstange
à qui elle doit de l’argent,
Madame Knöterich, cet « ange »
achète des bonbons fondants.
    Comme je l’ai déjà dit, je retiens les vers sans le
vouloir. L’homme m’avait donné une orange. À la sortie du tunnel, je l’avais
déjà mise dans ma poche et je lançai un regard reconnaissant à cet inconnu qui
baissait les yeux sur moi avec bienveillance. J’éprouvais néanmoins des
sentiments mêlés, comme pour la friandise de l’arbre de Noël, et je ne me
plaisais pas dans ce rôle. Je voulais me camper en opposante, non pas me poser
en victime, je ne cherchais donc pas à me faire consoler. Les petits signaux de
ce genre ne servaient à rien, ils étaient sans rapport avec ce qui se passait, ils
ne pouvaient même pas me venir en aide à moi dont la vie s’appauvrissait et se
rétrécissait de plus en plus. C’était un geste sentimental où le donateur s’illustrait
par ses bonnes intentions, mais qui pour moi n’avait pas même l’utilité des
mots de consolation de l’ouvreuse à la projection de Blanche-Neige. Toutefois
je l’aurais plongé dans l’embarras et lui aurais sans doute attiré en outre les
pires difficultés si je lui avais rendu son obole en plein tramway en lui
disant : « C’est trop facile. Je me moque de ton orange. » C’était
une réaction impensable.
    J’exposai la chose à ma mère, à peu près ainsi, en arrivant
à la maison avec le présent non désiré et l’anecdote qui l’accompagnait. Mais
elle se montra plus catégorique que moi : « Qu’est-ce qui te prend, d’accepter
dans le tramway des cadeaux de gens que tu ne connais pas ? Nous ne sommes
pas des mendiants. On ne te donne pas suffisamment à manger ? » C’était
pourtant bien un dilemme, non ? Pas de ceux dont j’aurais pu discuter avec
elle. Je ne rencontrai que ce regard fixe, que je connaissais trop bien, qui
passait devant moi pour s’enfoncer dans le vide, et voulait dire qu’elle avait
trouvé un exutoire à l’angoisse et à la fureur accumulées en elle. Je restai perplexe
devant cette impasse morale : il n’y avait pas de bonne solution. Aurais-je
dû mettre en péril cette personne qui avait voulu bien faire ? D’un autre
côté : n’avais-je pas aussi trouvé un certain plaisir à

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