Refus de témoigner
l’aventure de
cette connivence avec un inconnu dans une scène où j’avais quand même joué avec
une certaine conviction le rôle qui m’était imparti : celui de l’enfant
juif reconnaissant ?
XI
On me laissait lire, parce que pendant ce temps-là, je n’embêtais
personne. On y voyait parfois un signe d’intelligence, parfois une mauvaise
habitude. Une fois, je pêchai une Bible, pour lire l’histoire de Ruth. J’arrivai
à l’endroit où mon homonyme découvre les pieds de Booz, et j’aurais bien
demandé une exégèse à mon grand-oncle qui se trouvait justement là. Au lieu de
cela, il m’arracha le livre des mains en grondant. Je protestai pour me
défendre que je n’avais pas voulu lire quelque chose d’interdit. L’oncle me
répondit que la Bible n’était pas une lecture pour se distraire. Mais un livre
sacré. Je n’avais jamais voulu que m’informer, sans le moindre irrespect. Si j’avais
été un garçon, il m’aurait traitée autrement, je le savais. Pour leur
confirmation, la Bar Mitzva*, les garçons devaient étudier les textes
sacrés, et eux, on était heureux et content lorsqu’ils s’intéressaient
spontanément à la Bible. Pour les filles, c’était inutile, la lecture ne devait
être pour elles qu’une distraction. Mon père ne m’aurait pas enlevé la Bible, il
m’avait offert des légendes juives, mais mon père n’était plus là. Je me sentis
traitée injustement et j’en fus blessée.
Ce n’était pas très différent de la façon dont on traitait
ma passion de la lecture en général. Je ne choisissais pas de livres interdits
pour la simple raison que j’avais horreur de devoir abandonner un livre que j’avais
commencé. Or comme cela avait été le cas le plus souvent pour les romans
modernes, j’en avais tiré la conclusion que les reliures bariolées étaient pour
les adultes et les ouvrages reliés tous de la même manière, autrement dit les
classiques, pour les enfants. Des classiques, il y en avait partout, et nul ne
se souciait de ce que j’allais puiser dans ces réserves qui faisaient partie
intégrante de toute installation bourgeoise. On se contentait de m’indiquer que
Goethe était plus difficile que Schiller, et qu’il valait donc mieux que je m’en
tienne à Schiller. Je le fis et je m’accoutumai avec patience et profit à un
style qui par-delà le discours pathétique me transmit la raison et la logique d’un
des esprits les plus clairs du classicisme allemand.
Il y avait néanmoins un type de lecture interdite que je
trouvais irrésistible : la littérature nazie. D’un côté, il m’était assez
difficile d’accéder à ce genre d’ouvrages, mais d’un autre côté, il m’était
difficile aussi de me soustraire complètement à la propagande étatique. Les
présentoirs du Stürmer au coin des rues, sur lesquels était exposée une page
de cet organe politico-pornographique, exercèrent dès le départ sur moi la
fascination de contes fantastiques. Que sont-ils encore allés chercher ? La
simplicité des enterrements juifs orthodoxes (de préférence un simple linceul
plutôt qu’un cercueil, de manière que le corps retourne à la terre) était
vilipendée dans un numéro du Stürmer comme représentative de l’avarice
et du côté un peu sale des Juifs. Les dix commandements étaient du reste d’une
telle évidence que seul un peuple totalement corrompu avait besoin qu’ils lui
soient donnés par écrit. Quel Germain aurait eu besoin de se voir précisé par
écrit qu’il ne devait pas tuer, voler, ni commettre l’adultère ? Les
visages des « corrupteurs de la race » ressemblaient à s’y tromper à
ceux de mes oncles, et je m’efforçais d’imaginer la nature du regard sous
lequel ils prenaient une apparence horrible.
D’ailleurs, je me suis guérie par la suite de ma frayeur à
la projection de Blanche-Neige, en allant de temps en temps illégalement
au cinéma, sans étoile jaune et sans le dire à ma mère. Là où on ne me
connaissait pas, comme dans les cinémas du centre-ville, cela me paraissait
relativement sans danger, et j’en retirais une double satisfaction. C’est que
je ne choisissais pas les films de divertissement, mais les films de propagande,
bravant ainsi non seulement le régime, mais aussi ma famille, qui ne m’avait
pas même permis d’écouter un seul discours d’Hitler à la radio, ce qui était
contraire à mon idée qu’il valait quand même mieux savoir où on en
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