Refus de témoigner
convertir, je ne l’avais jamais attendu
d’elle. Ce n’était pas pour rien que j’avais remonté, main dans la main avec
mon père, la Mariahilferstrasse à Vienne pendant la nuit de cristal.
Tout le monde connaît aujourd’hui le slogan Arbeit macht
frei [22] maxime d’une sinistre ironie. Il y avait d’autres formules toutes faites sur la
poutre transversale de notre baraquement. LA PAROLE EST D’ARGENT, LE SILENCE
EST D’OR en était une. Encore mieux, il y avait : VIVRE ET LAISSER VIVRE. Un
précédent convoi, disparu depuis, avait dû inscrire ces préceptes. Je les
fixais tous les jours, révulsée par leur prétention à la vérité absolue, que
notre réalité dénonçait comme un mensonge total. Depuis, tous les proverbes
allemands me font horreur, je ne peux pas en entendre un sans me le représenter
inscrit sur la poutre transversale d’un baraquement de camp et le réfuter
immédiatement par une remarque méprisante. Je n’ai pas manqué de troubler par
ces commentaires apparemment cyniques plus d’une âme pieuse qui, elle, n’avait
pas découvert ces maximes dispensatrices de vie dans les camps d’extermination.
Une petite image de Birkenau. Un maître d’école, dont je me
souviens avec une irrespectueuse émotion, parce qu’en trouvant des brins d’herbe
dans la poussière des allées du camp il essayait de se faire et de nous faire
un peu de bien. Il nous dénommait patiemment ces herbes et ajoutait :
« Vous voyez, même à Auschwitz il pousse un peu de verdure. » Mais
pour moi, les histoires que me racontait Liesel étaient d’une réalité plus vive,
et ce n’était pas une consolation à mes yeux de songer que l’herbe me
survivrait. Le maître d’école ne m’a pas convaincue avec ses « tu vois
bien ». Comment l’aurait-il pu, du reste ? « Tu vois, je suis
encore en vie » ? Ou alors ce serait plutôt, comme toujours, en s’adressant
aux morts, d’un ton d’apaisement : « Personne n’est éternel. Mon tour
viendra aussi. »
Deuxième image d’Auschwitz. Deux hommes se disputent devant
une baraque : « Pourquoi tu cries comme ça ? » dit l’un.
« Ne t’énerve pas, les cheminées fument pour toi comme pour moi ! »
On discutait sur la possibilité technique de brûler un aussi
grand nombre de personnes qu’on le prétendait. Les optimistes pensaient que
seuls étaient brûlés dans les fours ceux qui avaient péri d’une mort plus ou
moins « naturelle ». Les chambres à gaz, autrement dit notre propre
extermination comme thème du jour !
Troisième image. Un surveillant, derrière des fils de fer
barbelés, qui marche avec une miche de pain au bout d’une canne. Quelle idée
que de montrer à ceux qui ont faim qu’on a le pouvoir de gâcher du pain dans la
boue. Mais j’étais habituée à la faim, je ne l’associe pas particulièrement à
Auschwitz. Les souvenirs physiques d’Auschwitz sont la chaleur torride (à l’appel),
la puanteur (la fumée au-dessus du camp) et surtout la soif.
Quatrième image. Un petit garçon de deux ans se promène nu
dans la salle d’eau avec un long bâton. Il a l’air tout content, parce qu’il a
enfin trouvé quelque chose pour jouer. Un homme demande à ma mère si ce n’est
pas une pitié qu’on assassine un tout petit enfant comme ça. Je demande :
« Qu’est-ce qu’il t’a dit ? » Ma mère répète les paroles de l’homme.
D-day à Auschwitz. La nouvelle nous parvint. Les
Américains avaient débarqué en Normandie. Où que ce fût. Ils étaient arrivés
sur l’eau et par les airs ; à Auschwitz je n’avais jamais assez d’eau, et
l’air était de cendres. Ils étaient venus de la mer, ils avaient sauté de leurs
avions. Je me représentais la chose. Maintenant, ça ne pouvait plus durer
longtemps. J’ai été mariée un certain temps avec un de ces parachutistes, et je
suis sûre que je l’avais pris surtout parce que sous cet été d’une lourdeur de
plomb de l’année 1944, dans la légendaire Normandie, par l’une des portes ouvertes
des libérateurs, il avait sauté des nuages dans la vieille Europe.
Ma mère porte la soupe. L’énorme chaudron est suspendu au
milieu de deux barres. Les porteurs sont à l’avant et à l’arrière. La charge
est trop lourde pour ma mère, je suis stupéfaite de la voir porter ça. Il faut
qu’elle se soit déclarée volontaire, pour une portion de soupe supplémentaire. Pour
moi. Je ne veux pas. Ne me fais pas
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